Le « nemeton » et la forêt sacrée

  • Le sanctuaire ou « nemeton »

Par la notion de «centre», au sens grec de l’omphalos, nous accédons à celle de sanctuaire, désignant ainsi un lieu particulièrement chargé de potentiel et d’énergie sacrée. C’est ce que résume, par son étymologie même, le toponyme Mediolanum dont on a proposé deux interprétations, l’une toute profane, par « milieu de la plaine », et l’autre religieuse, par « centre de perfection ». Le jeu de l’analogie et de l’herméneutique celtiques fait qu’elles ne sauraient s’exclure : Mediolanum n’est d’ailleurs pas le seul mot dans ce cas et il y a parfois des synonymes, du type Mezunemusus (cf. Medionemeton « sanctuaire du milieu »). Il y avait aussi et surtout le drunemeton galate, selon Strabon, Géographie XII, 5,1 :

« Les douze tétrarques avaient un conseil de trois cents membres, qui se réunissaient dans un lieu appelé Drunemeton. Le conseil connaissait des affaires de meurtre, les autres étant du ressort des tétrarques et des juges. Telle était autrefois la constitution de la Galatie ».

Rien ne permet d’affirmer que, dans le mot galate drunemeton, dru soit le nom des druides ou bien, si l’on suit l’étymologie grecque de Pline, le nom du chêne, il faudra une explication mieux fondée, reposant sur des bases étymologiques sûres. Rien ne permet d’affirmer non plus, au niveau actuel de nos connaissances, que le drunemeton galate ait été une forêt de chênes, encore que ce soit loin d’être impossible. Tout ce que nous avons le droit de supposer d’après le contexte de Strabon, c’est que le drunemeton était un sanctuaire « fédéral », situé au centre symbolique du pays ou dans un endroit chargé de sacralité, analogue au locus consecratus des Carnutes, ou peut-être encore au lieu de rassemblement du Concilium Galliarum sans que nous puissions avoir une préférence immédiate pour l’un ou pour l’autre. Nous ne pouvons ni en faire un unique sanctuaire du chêne ni en exclure les druides. Les indications de l’écrivain grec sont trop imprécises, si ce n’est qu’il décrit bien, dans le fonctionnement du gouvernement provincial, la dualité du roi et du juge, laquelle ne peut être que celle du roi et du druide si l’on se souvient des spécialisations irlandaises. Toujours est-il encore que, nommé ou non, le druide a certainement tenu le premier rôle dans l’organisation politique et, a fortiori, religieuse. Nous avons en effet, dans le celtique ancien nemeton, le nom général, usité dans tous les pays celtiques, du sanctuaire, du temple et de l’omphalos. Cela se sent jusque dans la traduction latine du sanctissimum templum des Boiens d’Italie lorsque Tite-Live relate l’anecdote tragique de la mort de Postumius [1]. Le sanctuaire celtique est donc plus lié à une notion, symbolique ou effective, de « centre » qu’à une forme ou à un aspect matériel puisqu’il est exprimé dans sa totalité par le mot qui désigne le sacré :

  • en tant que lieu géographique précis,
  • en tant que moment dans le temps calendaire,
  • en tant que personne, individu distingué du reste de la société.

L’endroit sacré ou consacré devait avoir, en soi, plus d’importance que les constructions, provisoires ou définitives, que l’on y édifiait éventuellement, il n’y a pas de « temples » celtiques au sens latin du mot templum. Mais cela ne saurait signifier que les temples gallo-romains sont exempts d’influences ou de réminiscences indigènes. Et cela ne signifie pas non plus, dans les régions méridionales ou même centrales de la Gaule, que l’influence classique n’a pas eu pour conséquence la construction de temples en pierre ou en bois antérieurement a la conquête romaine.

Sur le plan mythique, le plus célèbre « omphalos » celtique est l’Ile d’Avallon, d’où le roi Arthur doit un jour revenir délivrer les Bretons (de Grande et de Petite Bretagne !) de l’oppression étrangère. Mais la terre celtique a eu sa bonne part du réseau européen des omphaloi dont les points culminants, Delphes, les Externsteine, le Magdalensberg, Carnac, Stonehenge, Uisnech, ont eu une très grande importance dans l’histoire religieuse de l’Antiquité. Les divergences entre les formes de la tradition s’expliquent aisément par des adaptations aux mentalités et aux conditions locales.

  • La forêt sacrée

Mais le nemeton est, à cause de sa nature le plus souvent forestière, relié très étroitement à l’arbre, lié lui-même au savoir sacerdotal par un croisement d’étymologie religieuse (vidu). Tout part du druide et tout revient au druide. C’est ce qui explique pourquoi des arbres sacrés sont fréquemment associés, en des endroits privilégiés, à des événements notables :

«La nuit où est né Conn
a été la bienvenue dans toute l’Irlande.
C’est alors que naquirent l’arbre de Tortu, l’if de Ross». (La bataille de Mag Léna)

Cet arbre de Tortu, cet if de Ross comptent parmi les cinq principaux arbres d’Irlande. Un autre, l’if de Mugna, pouvait abriter mille personnes sous son ombre et gratifiait, trois fois par an, les habitants de la plaine où il se trouvait, des trois fruits sacrés : gland, noix et pomme :

« Mugna, le fils de ma sœur, du bois glorieux,
c’est Dieu qui l’a formé, il y a longtemps;
un if avec des qualités variées,
avec trois fruits choisis.
Le gland et la noix étroite et sombre,
et la pomme, ce qui était excellent,
le Roi les envoya régulièrement
sur lui trois fois par an…
Trois cents coudées étaient la hauteur de l’arbre sans défaut;
son ombre abritait mille personnes.
Il resta dans un endroit secret au nord et à l’est
jusqu’au temps de Conn aux cent batailles ». (The Metrical Dindschenchas, III)

Le mythe n’explique évidemment pas comment un if produisait des fruits aussi différents entre eux que des glands, des noix et des pommes. Cependant l’arbre est merveilleux et, comme chaque arbre merveilleux et, surtout, primordial, il échappe à toute classification ou évaluation humaine. Étant hors espèce il produit tous les fruits désirables ou nécessaires à la nourriture des initiés : nous savons à suffisance par de nombreux témoignages textuels que le gland était la nourriture préférée des animaux sacrés qu’étaient les sangliers et les porcs (de ce monde-ci et de l’Autre Monde) ; la pomme était le fruit des belles messagères du sîd, contre qui la magie des druides était inopérante, et la noix tombait dans la fontaine sacrée où elle était mangée par le saumon de science. On consommait ensuite la chair du saumon.

Dans le domaine du bois — quels qu’en soient les aspects, techniques ou autres — et de la forêt, nous ne quittons donc jamais le savoir sacerdotal et l’essence du sacré. Il en résulte que la forêt et le temple sont, pour les Celtes, des notions équivalentes, synonymes ou interchangeables. Camille Jullian n’avait pas tort, quant au fond, de traduire nemeton par le latin nemus. C’est dans la forêt, d’après Lucain, Pharsale I, 453-454, que les druides officiaient : nemora alta remotis incolitis lucis « vous habitez de profonds sanctuaires dans des bois reculés ». L’allusion est significative. Il s’y ajoute la mention de la forêt proche de Marseille détruite par César :

«II y avait un bois sacré qui, depuis un âge très reculé, n’avait jamais été profané. Il entourait de ses rameaux entrelacés un air ténébreux et des ombres glacées, impénétrables au soleil. Il n’est point occupé par les Pans, habitants des campagnes, les Sylvains maîtres des forêts ou les Nymphes, mais par des sanctuaires de dieux aux rites barbares; des autels sont dressés sur des tertres sinistres et tous les arbres sont purifiés par le sang humain. S’il faut en croire l’antiquité admiratrice des êtres célestes, les oiseaux craignent de percher sur les branches de ce bois et les bêtes sauvages de coucher dans les repaires; le vent ne s’abat pas sur les futaies, ni la foudre qui jaillit des sombres nuages. Ces arbres qui ne présentent leur feuillage à aucune brise inspirent une horreur toute particulière. Une eau abondante tombe des noires fontaines; les mornes statues des dieux sont sans art et se dressent, informes, sur des troncs coupés. La moisissure même et la pâleur qui apparaît sur les arbres pourris frappent de stupeur. Ce que l’on craint ainsi, ce ne sont pas les divinités dont une tradition sacrée a vulgarisé les traits, tant ajoute aux terreurs de ne pas connaître les dieux qu’on doit redouter ! Déjà la renommée rapportait que des tremblements de terre faisaient mugir le fond des cavernes, que des ifs courbés se redressaient, que les bois, sans brûler, brillaient de la lueur des incendies, que des dragons, enlaçant les troncs, rampaient ça et là. Les peuples n’en approchent pas pour rendre leur culte sur place, ils l’ont cédé aux dieux. Que Phébus soit au milieu de sa course ou qu’une nuit sombre occupe le ciel, le prêtre lui-même en redoute l’accès et craint de surprendre le maître de ce bois ».

Lucain ne dit pas que cette forêt sinistre était le domaine des druides. Mais avait-il besoin de le dire ? Il confirme ou précède ce qu’a écrit Pomponius Mêla III, 2 : Docent multa nobilissimos génies clam et diu, vicenis annis, aut in specu aut in abditis saltibus « Ils enseignent beaucoup de choses aux nobles, en cachette et longtemps, pendant vingt ans, soit dans une caverne, soit dans des bois recules ». La forêt était donc le lieu normal où le druide dispensait son enseignement. Qu’elle lui ait aussi, plus tard, servi de refuge, cela est possible, mais il n’a jamais eu besoin de s’y enfuir : il y était déjà parce qu’elle était sacrée. Les Celtes se sont assurés une communion intime avec la forêt, soit par le choix des ethniques (Eburones « hommes de l’if », Vi-du-casses « qui combattent par le bois », etc), soit par l’emplacement des grands sanctuaires (forêt de Marseille, sanctuaire d’Anglesey détruit également par une armée romaine), soit encore par l’intervention de la forêt dans le mythe. Mais, aussi bien en Irlande qu’en Gaule, la forêt sacrée était toujours proche d’une résidence royale : la maison d’Ambiorix, note César, B.C. VI, 30 :

« était au cœur d’une forêt, comme le sont presque toutes les résidences des Gaulois qui, pour éviter la chaleur, recherchent volontiers le voisinage des bois et des fleuves ».

S’agissait-il uniquement d’éviter la chaleur ? Ce que César a vu, ce qu’il décrit sommairement était très probablement une résidence royale, une « ville » au sens très imprécis de l’irlandais dun (gaulois dunon), où dominaient la terre et le bois. Mais tout dun irlandais qui mérite ce nom est en soi une capitale et tout chef notable a le sien. Il s’y attache automatiquement la notion religieuse de « centre » où résident le roi, le prince, le chef et ses conseillers, religieux et militaires. Il n’y a donc pas de dun sans sanctuaire et il n’y a pas de sanctuaire sans forêt. Il va de soi que le sanctuaire, confondu avec la forêt, a eu des répercussions et des conséquences sociales, politiques et lexicales très importantes en Irlande. On devine que l’état de la Gaule n’a pas dû être très différent.

Christian J. Guyonvarc’h, Les Druides, pp.226-231.


« En grec, en latin et en celte, on désignait les bois sacrés par des noms étroitement apparentés, nemos en grec, nemus en latin, nemeton en celte. Les trois mots procèdent de la même racine indo-européenne nem qui exprime l’idée de distribuer, diviser, découper. En grec, le verbe nemô comporte de plus les acceptations de mettre à l’écart, d’isoler et aussi d’habiter, d’occuper ; ce qui correspond à la notion de bois sacré. Rappelons que Némésis était d’abord la déesse du partage entre ce qui revenait aux dieux et ce qu’ils concédaient aux hommes. En langue celtique, la racine aurait désigné le ciel et ses habitants, les dieux. Le nemeton aurait été sa projection sur la terre, le lieu de descente du divin, de la manifestation du surnaturel dans la nature. » (Jacques Brosse, L’aventure des forêt en occident)

« Le nemeton était d’abord un espace ouvert et herbeux dans une forêt, une clairière. Plus généralement, c’était le temple druidique au milieu des forêts, à l’écart du groupe social dont il était pourtant le complément spirituel indispensable. »
(Jacques Brosse, La mythologie des arbres)

Persécutés et détruits par les romains puis par l’église, il reste néanmoins quelques traces d’anciens bois sacrés en Europe, en voici quelques-uns :
– Le bois sacré de Dodone qui entourait le chêne oraculaire de Zeus [2] ;
– Le Nemus Dianae, le bois sacré de Némi ; où le second roi de Rome, Numa Pompilius venait consulter Égérie, la nymphe d’un chêne sacré ;
– La forêt de Sainte Baume en Provence [3] ;
– Le sanctuaire d’Uppsala en Suède, où se tenait un arbre sacré figurant Odin ;
– La forêt de Nevet à Locronan en Finistère, christianisée au Vè siècle, pourtant le culte païen est toujours vivant et une procession a lieu tous les 6 ans ;
– La forêt de Brocéliande (en breton, Bro-Héléon, le pays de l’autre monde) où subsiste ecore la source jamais christianisée, la fontaine de Barenton (déformation en breton de Belenton, autrement dit Belnemeton, le bois sacré de Belenos, le dieu solaire des gaulois).

La toponymie de certaines villes, nous renseigne sur l’existence autrefois d’un bois sacré en ces lieux, la ville d’Arras : “Nemetacum”, ou Clermont-Ferrand : “Augustonemetum” (voir ici les résultats de fouilles archéologiques dans la région clermontoise).

« Les Arbres forment une couronne autour de la clairière, cercle magique, anneau de pouvoir qui reçoit la lumière et concentre les énergies de la forêt. La clairière est un cercle magique, de là, tout acte de magie doit être entouré d’un cercle, même fictif afin de concentrer les pouvoirs . Elle est la Table Ronde des elfes, reflet de la circulaire portion de ciel étoile qui la couronne et lui projette les images et la force de ses légendes. Ceinturée d’Arbres qui la  protègent comme un diadème végétal ou formé de fourrure, porté autour du front insuffle des pouvoirs. La clairière est une ouverture, une porte sur le monde invisible au profane. Comme la coupe, elle contient l’élixir de  jouvence ruisselant des étoiles, le breuvage d’initiation offert par la main des dames-fées. Comme l’anneau, la lune et le soleil irradiant son centre imprègnent de pouvoir ce au ‘elle enclos et le diffuse. Vaisseau de lianes et de feuillages, la clairière est la coupe du Graal sylvestre palpitant de sève et de brume, de soleil et de lune ; accessible au seul fidèle, quêteur d’harmonie, qui vient se fondre et non soumettre.” (Le Nemeton décrit par Marie des Bois,  Forêt celtique, forêt sorcière)

« Tournant à gauche et longeant cette énorme haie, Sylvebarbe arriva en quelques enjambées à une étroite entrée. Un sentier usé la franchissait pour plonger soudain sur une longue pente escarpée. Les Hobbits virent qu’ils descendaient dans un grand vallon, presque aussi rond qu’un bol, très large et très profond, couronné au bord par la haute haie d’arbres verts. L’intérieur était uni et gazonné, et il n’y avait pas d’arbres hormis trois grands et magnifiques bouleaux blancs qui se dressaient au fond du bol. Deux autres sentiers menaient dans le vallon : de l’ouest et de l’est. »
(Description de la chambre des Ents – JRR Tolkien, Le seigneur des Anneaux, p.519.)

15 réflexions sur “Le « nemeton » et la forêt sacrée

  1. Le poisson a mordu à l’appât ! Je crois bien que je vais acheter ce livre ! Cette chronique me plait et j’aimerais que tu la développes encore ou que d’autres lecteurs l’enrichissent car c’est un sujet passionnant… Bon travail monsieur la créature arboricole !

  2. Salut Paul,

    le nemeton… une de mes quêtes…

    depuis fort longtemps je recherche un bois sacré qui aurait échappé à la folie des hommes, je me suis promené à Locronan, j’en ai fait le tour et gravi cette petite montagne, de vieux arbres mais surtout une atmosphère étrange…
    Sensation retrouvée à Brocéliande…

    J’ai bien du mal à trouver de la documentation sur ce sujet, je développerai un peu plus, mais pour cela il me faudra lire des textes anciens cités par Jacques Brosse, je synthétiserai tout ça à l’automne quand j’aurais un peu plus de temps…

    A bientôt

  3. Hé bonsoir Fraxinus photo-reporter !

    merci du tuyau, dès que je trouve du temps j’irais fouiller cette base de données, à la recherche de ‘nemetum’…

    à bientôt pour de nouvelles aventures

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