Les forêts-frontières chez les Celtes

« Peu connu, le système celtique des forêts-frontières, lieux légendaires et sacralisés a pourtant fortement contribué à façonner le paysage français. Quoique possédant une agriculture florissante et une population nombreuse, la Gaule d’avant la conquête romaine disposait de vastes massifs forestiers. Bon nombre d’entre eux étaient entretenus et pieusement conservés, tout autant parce qu’ils abritaient des sanctuaires que pour des raisons pratiques d’une nature bien différente de ce que l’on pourrait imaginer. »

« Il était traditionnel, dans la société celtique, de considérer que certaines zones frontalières entre tribus devait être liées à des éléments naturels. On pense dans ce cas bien entendu en premier lieu aux cours d’eau ou au reliefs du terrain. Et il est de fait que les Celtes fixaient souvent leurs limites frontalières de cette manière, comme il en a  toujours été au cours de l’Histoire. C’est ainsi par exemple que la toponymie nous a légué le souvenir de plusieurs rivières ayant rempli cette fonction, notamment avec l’appellation de « Dive »et autres noms approchant (Douix, Divonne, etc.), conférant au cours d’eau une sanctification supplémentaire pour son rôle de limite tribale. Mais si ces éléments naturels occupèrent un rôle important dans la délimitation des frontières tribales celtiques, il en est un autre qui, tout aussi déterminant, est spécifique à la conception que les Celtes se faisaient des frontières. »

Des forêts au rôle très particulier

« Quelques unes de ces forêts entretenues tout spécialement par les anciennes tribus ont été étudiées. D’autres plus nombreuses, ne l’ont pas encore été bien que certains éléments conduisent à penser qu’elles furent également des limites tribales. »

« Dans la première catégorie, que nous allons examiner plus en détail, on citera plusieurs massifs forestiers qui ont plus ou moins disparu depuis, tels ceux des Dombes (dans l’Ain), de la Goële (Seine-et-Marne) ou d’Alençon (Orne) et d’autres dont il demeure des restes importants, comme ceux de la Sologne, du Hurepoix (Essonne), du Gâtinais (Essonne, Seine et Marne, Loiret, Yonne), d’Othe (Aube, Yonne) ou de Paimpont (Morbihan, Ille et Vilaine). »

« Mais avant d’aller plus loin, rappelons tout d’abord l’image que les celtes se faisaient de la forêt. Pour eux, celle-ci était parée de vertus sacrées. Ils savaient par l’enseignement de leurs druides, quelle avait été le berceau de leur peuple. Des divinités y était attachées telle Arduinna, mais aussi de grands Dieux comme Ésus et, bien entendu Cernunnos, ce qui montre bien qu’elles échappaient au monde des hommes. N’oublions pas non plus que le principe des Hamadryades conférait à chaque arbre une vie propre et à l’ensemble forestier une vie supérieure émanant du regroupement de toutes ces entités. Enfin, il convient d’ajouter que l’horoscope celtique était entièrement basé sur les essences d’arbres, ce qui montre évidemment l’importance très particulière accordée à ceux-ci. Souvenons-nous également du « Cad Goddeu », thème bardique concernant les « Combat des Arbrisseaux », prêtant au monde sylvestre une exigence régie par des principes assez voisins des nôtres. »

« La pratique de la reconnaissance de forêts-frontières est originale. Elle consistait pour deux peuples celtes voisins à entretenir une vaste bande forestière de largeur variable, sur leur frontière commune, en considérant que celle-ci était dédiée aux Dieux et donc neutre (on emploierait aujourd’hui l’expression de « no man’s land »). Il était en outre communément admis qu’un sanctuaire religieux commun s’y trouvait, un nemeton, domaine des druides des deux tribus. La traversée en armes de cette zone était interdite. Ainsi la forêt frontière était un espace de paix dédié à la spiritualité et aux rapports de bon voisinage. »

Quelques exemples méconnus

« Les Dombes, situées au sud-ouest du département de l’Ain, se présentent aujourd’hui comme une région marécageuse d’étangs, entourée par l’Ain, le Rhône et la Saône. Ce territoire ne fut peuplé que tardivement car, dans l’Antiquité, il était recouvert tout entier d’une forêt constituant la frontière entre la tribu des Ambarres, au nord, et celle des Ségusiaves, au sud. Ces deux peuples gaulois l’entretenaient ensemble. Il s’agissait d’une zone neutre les séparant au milieu de laquelle se trouvait, selon la coutume celtique, un sanctuaire commun. Défrichée longtemps après la fin de l’Indépendance gauloise, ce territoire sera séparé des deux pagi issus des tribus et ne sera érigé en terre d’Empire qu’en 843 seulement. »

« Le pays d’Alençon, en Normandie était également à l’époque gauloise une vaste zone non déboisée séparant les Sagii des Aulerques Cénomans. La vocation agricole de ce territoire est donc plus récente que celle des alentours, consacrés de longue date aux pommiers et à l’élevage (bovin et chevalin). Là aussi, l’on se trouve donc en présence d’une forêt-frontière. »

« Il en allait de même de la Goële, petit pays situé au nord-est de l’Île de France, dont le nom est d’ailleurs dérivé de « goat », terme celtique désignant la forêt. Cette forêt frontière séparait plusieurs peuples : les Silvanectes (au nord, autour de Senlis), les Meldes (au sud-est, dont Meaux était la capitale) et les Parisii (au sud-ouest). On suppose qu’au point de convergence des trois frontières, au coeur de la forêt se trouvait un sanctuaire commun. »

« Toujours en Île de France, il en allait de même avec le Hurepoix, pays constitué à partir du défrichement médiéval (VIIIe-IXe siècles) d’une forêt frontière entretenue et séparant les Sénons des Carnutes et des Parisii. Cette forêt se prolongeait avec celle qui recouvrait la majeure partie du Gâtinais, elle aussi séparant Carnutes et Sénons (défrichée au XIe siècle seulement). »

« La Sologne, vaste forêt parsemée d’étangs, située au sud de la Loire, fut également une forêt-frontière de très grande importance dans l’Antiquité. Elle séparait deux importantes nations celtes : les Carnutes au nord et les Bituriges Cubi au sud. Elle correspond à ce vaste massif appelé par les auteurs anciens « forêt des Carnutes », dans laquelle se trouvait localisé le principal Nemeton de la Gaule, considéré comme particulièrement important puisque commun à toutes les tribus (ce fait consciencieusement oublié démontre à l’évidence l’existence d’un sentiment gaulois au-delà des appartenance tribales). »

« Citons également la forêt d’Othe, sise au sud de l’Aube et au nord de l’Yonne, frontière antique entre les Sénons et les Tricasses. »

« Enfin, mentionnons pour terminer la célèbre forêt bretonne de Paimpont, qui n’est autre que le vestige ultime de la légendaire forêt de Brocéliande. Bien avant l’époque arthurienne déjà, elle était un lieu sacré de la tradition celtique et servait de nemeton confédéral aux trois peuples dont elle marquait la frontière : les Coriosolites au nord, les Redones à l’est et les Vénètes au sud. »

« Il n’est pas inintéressant de constater la présence, dans tous les cas décrits ci-dessus, d’un sanctuaire entretenu, au même titre que la forêt-frontière elle-même, par les peuples concernés. Soumise à l’autorité sacerdotale, la marche forestière et tout ce qui la concerne, apparait donc dans la société celtique antérieure à la conquête romaine, comme un lien pacificateur beaucoup plus que comme une division entretenue. À méditer… »
____

keltia magasine 6Publié avec autorisation, cet article très intéressant est de Fabien Regnier, paru à l’origine dans « Keltia Magazine » n°6, dans ce numéro vous découvrirez l’article en entier avec carte et annotations ; ainsi que d’autres dossiers sylvestres.

Cette revue est disponible en maison de la presse, mais vous pouvez commander les anciens numéros en ligne sur le site Keltia, ici. Vous trouverez également d’autres ouvrages, toujours en relation avec la culture celtique.

Bibliographie de l’article :
– Les limites de la cité des Nerviens, G. Faider-Feytmans, 1952.
– Les Gaulois en Orléanais, Jacques Debal, 1974.
– Calètes et Véliocasses à l’époque gallo-romaine, in Frontières en Gaule, Tours, 1981.
– La vie quotidienne des gaulois, P. Brochard et E. Lallemand, 1984.
Le pré carré (géographie historique de la France), Alfred Fierro-Domenech, 1986.
Les peuples gaulois (IIIe-Ier siècle av. JC), S. Fichtl, 2004.

13 réflexions sur “Les forêts-frontières chez les Celtes

  1. Bonsoir Krapo …

    C’est très intéressant comme sujet…il porte au rêve…
    renvoie à la forêt de Brocéliande et ses légendes…
    Que la fée de la nuit te berce de beaux rêves

    Amicalement, Annie

  2. Bonjour Annie,

    cela fait longtemps que je cherche à en savoir plus sur les nemetons, et sur les forêts celtiques. Cet article, très bien écrit et documenté, permet de mieux percevoir la symbolique de la forêt en Gaule, et complète admirablement mon ébauche d’article sur les nemetons :
    https://krapooarboricole.wordpress.com/2008/08/20/le-bois-sacre-nemeton/

    Ce passage est important : « la forêt des Carnutes, dans laquelle se trouvait localisé le principal Nemeton de la Gaule, considéré comme particulièrement important puisque commun à toutes les tribus. »
    (Note de l’auteur : ce fait consciencieusement oublié démontre à l’évidence l’existence d’un sentiment gaulois au-delà des appartenance tribales, et qui faisait que les peuples concernés se considéraient comme distincts des autres tribus celtes établies hors de Gaule. Ceci ne vaut pas que pour la classe sacerdotale puisque que nous savons par ailleurs que lors de l’Assemblée commune, une trêve était respectée par tous les peuples en conflit).

    « Chaque année, à date fixe, ils tiennent leurs assises en un lieu consacré, dans le pays des Carnutes, qui passe pour occuper le centre de la Gaule. Là, de toutes parts affluent tous ceux qui ont des différends, et ils se soumettent à leurs décisions et à leurs arrêts. » (Jules César – la guerre des Gaules)

    La conclusion est, elle aussi pleine de sens : « Soumise à l’autorité sacerdotale, la marche forestière et tout ce qui la concerne, apparait donc dans la société celtique antérieure à la conquête romaine, comme un lien pacificateur beaucoup plus que comme une division entretenue. A méditer… »

    au plaisir de te revoir par ici.

  3. Salut Krapoarboricole,

    Très intéressant ton article sur les forêts-frontières des Celtes…trouvé entre les branches du net 🙂
    Excellente recherche qui donne le goût d’explorer dans le passé où se mêle légendes et histoire.

    Bonne journée
    ~Bonsai~

  4. Salut l’ami Bonsai,

    trouvé sur les branches du net… grâce à une barde et à un druide…
    plus je fouille sur l’Histoire liée aux arbres, et plus ça me passionne !
    La forêt était source d’unité, et pacifiait les peuples qui la respectait…

    au plaisir de te relire par ici

  5. Ping : Index : symboles, mythes, textes divers « Krapo arboricole

  6.  » La marche forestière et tout ce qui la concerne, apparait donc dans la société celtique antérieure à la conquête romaine, comme un lien pacificateur beaucoup plus que comme une division entretenue. « 

    1. Un Fil de Soie , Haut Liens envers ,
      Au Pas de l’Une en Heureux Pairs ,
      Souffle de Mère , Hêtres Vivants ,
      Chênes Hors du Temps , Arbres d’Une Voix.
      NéO~

  7. Togirix

    Salut à vous, Krapo fils de la sylve !

    Excellent article, soyez-en remercié. Votre blogue est une mine d’or que j’ai commencé à explorer – les filons sont très nombreux 😉

  8. Ping : La forêt dans la tradition celtique. – Culture druidique.

Laissez vos mots...

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s