Tout au bout de cette évolution qui, au cours de centaines de millions d’années, a multiplié les innovations, se dresse, solitaire dans sa majesté, l’arbre, l’arbre véritable, porteur de fleurs et de fruits, l’arbre dont on ne peut comparer la situation de pointe qu’à celle de l’homme, ultime — tout au moins à titre provisoire — réalisation de tout le courant évolutif; à moins que cette vue conçue par l’homme lui-même ne soit récusable pour cause d’anthropomorphisme. C’est donc la vie de l’arbre qui, légitimement, doit illustrer le fonctionnement du végétal parvenu à son apogée.
Si ses débuts sont semblables à ceux de toutes les autres plantes, sa vie très longue, sa rectitude, sa haute taille et son volume sont dus aux structures additionnelles, supplémentaires, qu’il possède en propre. Ces tissus sont qualifiés de secondaires, car ils naissent de zones de croissance, les cambiums, qui produisent autour de la petite plante verte originelle des cercles concentriques se superposant chaque année. Grâce à eux, l’arbre constitue un organisme complet, se suffisant à lui-même et clos, comme le corps humain, mais capable, lui, de croître en hauteur et en épaisseur durant toute son existence. D’ailleurs, le squelette n’est point ici central, mais périphérique ; quant à la rigidité de l’arbre, elle est assurée par des tissus morts, durcis, sclérifiés et en quelque sorte momifiés. Ils forment ce que l’on appelle, bien à tort, le cœur de l’arbre. C’est là ce qui explique qu’un tronc puisse s’ouvrir, se creuser, se vider, sans que cela entraîne la mort de l’arbre, la circulation, donc la vie, se trouvant localisée à la périphérie, immédiatement sous l’écorce.
Pour s’en rendre compte, il suffit d’en arracher un lambeau, mettant ainsi au jour la mince pellicule, verdâtre et poisseuse de sève, qui est le liber. C’est là que les tubes criblés se chargent de la conduction de la sève élaborée venant des feuilles et portant aux racines les produits vitaux nés de la photosynthèse. Si donc on porte atteinte à cette couche vivante, ce n’est point tant le feuillage qui pâtira que les racines, lesquelles, privées des glucides nutritifs, perdront la faculté de croître et donc d’exploiter le sol.
La sève brute passe, elle, par les vaisseaux qui traversent les couches les plus extérieures du bois formant le jeune bois, de couleur claire, presque blanche, d’où le nom d’aubier qu’on lui donne, tandis que l’on réserve le nom de duramen au vieux bois, ou bois de cœur, d’où la vie s’est retirée et auquel les tanins et les résines qui s’y sont alors accumulés donnent au contraire une teinte plus foncée. La sève brute n’est autre que l’eau chargée de sels minéraux, puisée dans les profondeurs du sol par les poils absorbants qui entourent l’extrémité des radicelles, et attirée vers le haut par le vide que crée la transpiration des feuilles.
La circulation est donc protégée par l’écorce, laquelle comprend, du dehors vers le dedans : l’épiderme, défendu par une pellicule de cutine ; puis le liège, formé de cellules mortes et imperméables, mais interrompu par de petites déchirures, les lenticelles, qui permettent à la tige de respirer ; enfin le phelloderme, lequel est, lui, un tissu vivant issu directement du cambium externe, car l’écorce possède sa propre zone de croissance. Cette assise génératrice se déplace vers l’intérieur, au fur et à mesure du développement circulaire du tronc, tandis que s’épaissit l’écorce.
Par ailleurs, l’ensemble des tissus qui constituent cette dernière est soumis à une forte poussée venue du dedans, d’où les craquelures, les fentes plus ou moins profondes qu’elle présente en vieillissant. C’est là un effet de la croissance du cylindre central, composé successivement de liber et de bois, tous deux engendrés par un second cambium, interne, et encore plus actif puisque de lui proviennent presque tous les tissus de l’arbre. La tige ligneuse est donc faite de deux cylindres emboîtés l’un dans l’autre, nés chacun d’une assise génératrice qui produit sans cesse de nouvelles cellules.
L’arbre cependant n’est point vraiment clos, puisqu’il vit d’échanges avec le monde extérieur. Non seulement il y prend sa nourriture, mais il doit y rejeter ses surplus. L’arbre respire, mais aussi il transpire. Telle est la double fonction, non seulement des lenticelles du tronc, mais plus encore des stomates, orifices microscopiques placés à la face inférieure des feuilles. Si la transpiration est relativement faible chez les conifères (gymnospermes) — lesquels, ainsi que nous l’avons vu, sont équipés pour vivre en climat et en terrain secs — elle est au contraire fort abondante chez les feuillus, ou arbres à feuilles caduques qui sont des angiospermes. Un chêne dégage pendant la bonne saison plus de 100 tonnes d’eau, ce qui représente 225 fois son propre poids, un érable de taille égale diffuse dans le même temps l’équivalent de 455 fois son poids, un hectare de futaie de hêtres renvoie chaque jour dans l’atmosphère entre 3500 et 5 000 tonnes de vapeur d’eau, d’où les brumes qui s’élèvent des bois, les nuages qui les couvrent. Si donc les feuillus ont besoin de davantage d’eau que les résineux, ils accroissent considérablement l’humidité atmosphérique, exerçant de ce fait sur le climat une influence régulatrice profonde. Aussi les coupes excessives de massifs de feuillus entraînent-elles automatiquement des perturbations climatiques de très longue durée, toujours défavorables.
Avec l’ascension du soleil vers le zénith et le réchauffement printanier, l’arbre peu à peu sort de son long sommeil. Partout s’ouvrent les bourgeons, dont l’hiver avait comprimé, resserré sur elles-mêmes les écailles feutrées, partout en sortent les feuilles qui se déplissent et tout aussitôt absorbent avidement la lumière du nouveau soleil, tandis que dans les tréfonds bouillonne la sève et que les radicelles pompent dans la terre attiédie et ameublie par les averses l’eau nourricière. Bientôt, dans un somptueux déploiement orgiaque, l’arbre fleurira, pris lui aussi, le sage, du désir vertigineux de se reproduire. Il se couvrira de riches couleurs, répandra au loin les parfums du pollen et du nectar, qui attireront par milliers les insectes butineurs chargés de porter ailleurs sa poudreuse semence.
Mais cette apothéose de l’arbre épanoui est brève. Que viennent les fortes chaleurs, les longues sécheresses de l’été et déjà les feuilles montreront les premiers symptômes d’épuisement. Leur couleur verte, d’abord translucide, puis éclatante, s’opacifie, se ternit, tourne au grisâtre. Avec les nuits froides de l’automne, les échanges internes se ralentissent et les sucres, s’accumulant dans les limbes, feront s’y développer un pigment rouge, tandis que la chlorophylle en se décomposant jaunira. Les belles couleurs des feuilles d’automne sont, comme celles qui parent les ailes des papillons, le résultats d’une intoxication. Cette flambée qui ensoleille les bois, qui les empourpre, annonce la chute des feuilles qui, ayant cessé de fonctionner, sont maintenant inutiles. Mais avant qu’elles tombent s’est formée, là où le pétiole rattache la feuille au rameau, une mince cloison de liège étanche ; au-dessus de la blessure déjà cicatrisée, apparaît déjà le bourgeon qui, au printemps suivant, s’ouvrira.