La branche de cerisier

Étudiez l’art de la poésie. C’est une honte pour un samouraï de n’avoir aucune sensibilité ni aptitude dans ce domaine. (Code de conduite du clan Odawara Hôjô)

Un puissant daimyô voyageait avec sa suite. Il s’arrêta en chemin dans le manoir de l’un de ses vassaux. Il fut, bien sûr, reçu avec tous les honneurs. Après une copieuse collation agrémentée du meilleur saké, le seigneur fit le tour du jardin. Il contempla les cerisiers en fleurs mais fut surtout impressionné par la subtile harmonie qui se dégageait des lieux. Il n’y avait aucune faute de goût. Il complimenta le maître du manoir pour un tel raffinement mais celui-ci répondit :

– Sire je n’ai aucun mérite. C’est une femme qui s’occupe du jardin.

Le daimyô félicita donc la femme et prit plaisir à converser avec elle sur les principes de la composition florale, le sens du rythme, les proportions le vide et le plein, la symbolique, enfin, sur tout ce qui préside aux règles d’un art aussi délicat.

Yoshitsune & Benkei - Yoshitoshi Tsukioka

Au moment de partir le seigneur salua ses hôtes et demanda la permission de couper une branche de cerisier pour décorer son palanquée. Le mari s’inclina et escorte son suzerain jusqu’à l’arbre en fleur mais la femme les rattrapa.  Elle s’interposa entre le daimyô et le cerisier.
– Je vous en prie, Messire, ne coupez pas la branche !
– Et pourquoi donc ?! demanda le seigneur, l’oeil noir, visiblement courroucé. Toute la cour était interloquée. Quel affront ! Ce refus était inimaginable, cette offense impardonnable ! L’atmosphère était soudain devenue irrespirable, la tension insupportable. Le vassal fut pris d’une angoisse vertigineuse, il se voyait déjà en disgrâce, obligé de se faire hara-kiri.

La femme ouvrit enfin la bouche pour faire fleurir ce poème sur ses lèvres :

Si vous retirez
la branche du cerisier
Où donc se posera
Le rossignol pour chanter
Quand le printemps reviendra !

Le Daimyô,  avec un sourire, fit demi tour. Un vent parfumé vint rafraîchir le jardin. La joute était finie. La femme du samouraï avait désarçonné son seigneur. Bon prince, il quitta le manoir en récitant ces vers.

L’année suivante, au printemps, le suzerain fit parvenir un cadeau à la gardienne du jardin. C’était un kakémono où un artiste célèbre avait peint une branche de cerisier en fleur et calligraphié son poème.

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Contes des sages samouraïs, Pascal Fauliot, pp. 77-80.

Yoshitsune et Benkei regardent les fleurs de cerisier (1885), une estampe de Yoshitoshi Tsukioka, le dernier grand maître – et l’un des plus grands génies innovateurs et créatifs – des estampes japonaises Ukiyo-e.

Le trésor du baobab

Un jour de grande chaleur, un lièvre fit halte dans l’ombre d’un baobab, s’assit sur son train et contemplant au loin la brousse bruissante sous le vent brûlant, il se sentit infiniment bien.
« Baobab, pensa-t-il, comme ton ombre est fraîche et légère dans le brasier de midi ! »
Il leva le museau vers les branches puissantes. Les feuilles se mirent à frissonner d’aise, heureuses des pensées amicales qui montaient vers elles. Le lièvre rit, les voyant contentes. Il resta un moment béat, puis clignant de l’oeil et claquant de la langue, pris de malice joyeuse :
– Certes ton ombre est bonne, dit-il. Assurément meilleure que ton fruit. Je ne veux pas médire, mais celui qui me pend au-dessus de la tête m’a tout l’air d’une outre d’eau tiède.
Le baobab, dépité d’entendre ainsi douter de ses saveurs, après le compliment qui lui avait ouvert l’âme, se piqua au jeu. Il laissa tomber son fruit dans une touffe d’herbe. Le lièvre le flaira, le goûta, le trouva délicieux. Alors il le dévora, s’en pourlécha le museau, hocha la tête. Le grand arbre, impatient d’entendre son verdict, se retint de respirer.
– Ton fruit est bon, admit le lièvre.
Puis il sourit, repris par son allégresse taquine, et dit encore :
– Assurément, il est meilleur que ton coeur. Pardonne ma franchise : ce coeur qui bat en toi me paraît plus dur qu’une pierre.

Le baobab, entendant ces paroles, se sentit envahi par une émotion qu’il n’avait jamais connue. Offrir à ce petit être ses beautés les plus secrètes, Dieu du ciel, il le désirait, mais, tout à coup, quelle peur il avait de les dévoiler au grand jour ! Lentement, il entrouvrit son écorce. Alors apparurent des perles en colliers, des pagnes brodés, des sandales fines, des bijoux d’or. Toutes ces merveilles qui emplissaient le coeur du baobab se déversèrent à profusion devant le lièvre dont le museau frémit et les yeux s’éblouirent.
– Merci, merci, tu es le meilleur et le plus bel arbre du monde, dit-il, riant comme un enfant comblé et ramassant fiévreusement le magnifique trésor.

Fornax. © Beth Moon

Il s’en revint chez lui, l’échine lourde de tous ces biens. Sa femme l’accueillit avec une joie bondissante. Elle déchargea à la hâte de son beau fardeau, revêtit pagnes et sandales, orna son cou de bijoux et sortit dans la brousse, impatiente de s’y faire admirer de ses compagnes.

Elle rencontra une hyène. Cette charognarde, éblouie par les enviables richesses qui lui venaient devant, s’en fut aussitôt à la tanière du lièvre et lui demanda où il avait trouvé ces ornements superbes dont son épouse était vêtue. L’autre lui conta ce qu’il avait dit et fait, à l’ombre du baobab. La hyène y courut, les yeux allumés, avides des mêmes biens. Elle y joua le même jeu. Le baobab que la joie du lièvre avait grandement réjouie, à nouveau se plut à donner sa fraîcheur, puis la musique de son feuillage, puis la saveur de son fruit, enfin la beauté de son coeur.

Mais, quand l’écorce se fendit, la hyène se jeta sur les merveilles comme sur une proie, et fouillant des griffes et des crocs les profondeurs du grand arbre pour en arracher plus encore, elle se mit à gronder :
– Et, dans tes entrailles, qu’y a-t-il ? Je veux aussi dévorer tes entrailles ! Je veux tout de toi, jusqu’à tes racines ! Je veux tout, entends-tu ?
Le baobab, blessé, déchiré, pris d’effroi, aussitôt se referma sur ses trésors et la hyène insatisfaite et rageuse s’en retourna bredouille vers la forêt. Depuis ce jour, elle cherche désespérément d’illusoires jouissances dans les bêtes mortes qu’elle rencontre, sans jamais entendre la brise simple qui apaise l’esprit. Quant au baobab, il n’ouvre plus son coeur à personne. Il a peur. Il faut le comprendre : le mal qui lui fut fait est invisible, mais inguérissable.

En vérité, le coeur des hommes est semblable à celui de cet arbre prodigieux : empli de richesses et de bienfaits. Pourquoi s’ouvre-t-il si petitement quand il s’ouvre ? De quelle hyène se souvient-il ?
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Conte africain, Henri Gougaud, L’arbre aux trésors, pp. 42-44.
La photographie est de Beth Moon, issue d’une série présentée sur le blog en 2015 [1].

Le poirier magique

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C’était le plus bel étalage de fruits du marché. D’énormes pyramides de pommes, de poires, d’abricots, de coings, rutilaient et embaumaient au soleil. Les prix étaient à la hauteur de cette superbe denrée, pour le plus grand profit du gros commerçant qui officiait mielleusement derrière sa balance quelque peu trafiquée, comme le voulait la mode des marchands de ce temps-là. Un mendiant en haillons, coiffé d’un vieux bonnet de taoïste, tout élimé, s’arrêta devant ce spectacle appétissant. Il quémanda une poire.

Pas question ! répondit le commerçant, des mendigots de ton espèce, il en traîne par dizaines. Si je donne à l’un, les autres vont rappliquer comme un essaim de mouches et je n’aurai plus qu’à fermer boutique !

— Même un fruit abîmé, supplia le vagabond, je n’ai rien mangé depuis des jours. Le marchand sortit de derrière son comptoir et s’écria :

— Déguerpis avant que je perde patience ! Mais un garde débonnaire, en faction sur la place, s’interposa. Il acheta une poire et l’offrit au malheureux. Celui ci esquissa un large sourire et dit, en lui lui faisant signe de le suivre :

— Venez, pour vous remercier, je vais moi aussi vous offrir des poires. A vous et à tout votre régiment !

— Mais que racontes-tu, vieux fou ? Comment pourrais-tu en acheter ?

— Pas besoin de les payer. Je les cueillerai sur un arbre !

— Mais où est-il, ton arbre ?

— Là-dedans !

Le mendiant montra le fruit qu’il tenait à la main, mordit dedans et en retira un pépin.

— Le voilà, il ne reste plus qu’à le faire pousser. Allez me chercher une pelle et un peu d’eau chaude, et vous verrez, il portera des fruits avant le coucher du soleil !

Le garde héla quelques camarades qui passaient par là, fit répéter ses propos à cet idiot de village. Dans l’hilarité générale, on promit au mendiant de lui procurer ce qu’il réclamait. Un garde revint peu après avec une pelle, un autre avec une bouilloire, et toute une foule de badauds suivit le fou pour voir quelles sornettes il allait encore débiter !

Le vagabond s’arrêta au milieu de la place, creusa un trou, y planta le pépin et l’arrosa avec l’eau bouillante. Aussitôt, devant l’assemblée bouche bée, une-pousse sortit de terre et se mit à grandir à vue d’œil ! Un tronc se forma, se ramifia, les branches se couvrirent de feuilles et de fleurs. Celles-ci s’ouvrirent et des dizaines de poires poussèrent, gonflèrent, aussi radieuses et parfumées que celles de l’étalage de cet avare de marchand. Ce dernier s’était d’ailleurs mêlé à la foule, jouant des coudes lui aussi, dans l’espoir de profiter de la distribution générale que le mendiant avait entreprise après avoir cueilli les poires de son arbre. Il n’y a pas de petits profits ! D’ailleurs, notre commerçant regrettait de ne pas s’être mis bien d’emblée avec cet étrange vagabond qui avait plus d’un tour dans son sac de magicien, il aurait dû mieux considérer son bonnet de taoïste tout défraîchi ! Il pensa qu’il n’était d’ailleurs peut-être pas trop tard pour l’inviter à sa table et lui soutirer un secret si juteux.

Mais le mendiant, après avoir distribué tous les fruits, réclama une hache. On lui en porta une et on attendit, suspendu à ses gestes, ce qu’il allait en faire. Il coupa le poirier à la base, et, d’un pas tranquille, quitta la place, traînant l’arbre derrière lui. Il franchit la porte de l’Ouest et disparut sur la grand-route dans un nuage de poussière qui effaçait la trace de ses pas.

Le gros commerçant ne tenta pas de le rattraper. Il retourna les mains vides jusqu’à sa boutique, n’ayant rien eu de la distribution générale. Il trouva alors son commis en larmes qui lui expliqua que la pyramide de poires avait mystérieusement disparu de l’étalage. Voilà d’où venaient les fruits savoureux et substantiels que ce maudit taoïste avait si généreusement distribués !

Tout le reste était illusion. Et le grippe-sou en attrapa une jaunisse.
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Contes des sages taoistes, Pascal Fauliot (sous la direction d’Henri Gougaud).
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Le conte a été adapté en film d’animation, à voir sur le blog par ici.

L’ombre du cerisier

À la sortie d’une bourgade, sur la rive d’un lac qui baignait le pied d’une montagne sereine, était délicatement posée, dans son écrin de verdure, une grande et coquette maison. Elle était faite d’un soubassement de pierres de taille ocre rehaussé de cloisons de bois aux larges ouvertures finement ouvragées. Un agréable verger l’entourait, ceinturé d’un muret de briques blanchies à la chaux, coiffé de tuiles rosés vernissées. C’était la demeure d’un vieux commerçant rondouillard à qui son sens des affaires avait assuré une aisance plus que confortable.

II y avait dans le jardin, à la limite de la propriété, un cerisier d’âge respectable qui dispensait une ombre généreuse. L’été, fuyant l’étuve de sa maison, le richard aimait s’y reposer, éventé par la brise. Il appréciait particulièrement le moment où l’ombre enjambait le mur de sa propriété pour aller s’étirer sur la berge du lac. Là, il restait étendu de longues heures, bercé par le murmure des flots et le chant des roseaux, captivé par les reflets des montagnes dans le miroir du lac.

Voilà qu’un un jour de canicule, alors que le marchand franchissait son portail pour aller retrouver l’ombre de son cher cerisier, il eut la mauvaise surprise d’apercevoir quelqu’un allongé à sa place ! Ce ne pouvait être qu’un étranger car personne des environs n’aurait eu pareille audace. Son emplacement estival était connu et respecté de tous et nul n’aurait eu avantage à contrarier ce puissant notable.

Le vieux richard apostropha l’inconnu :

– Allez-vous-en ! C’est ma place !

– Votre place ? demanda l’étranger en relevant sa tête ou trônait un chignon grossièrement noué. Mais n’est-ce pas un lieu public ici ?

– Peut-être, reprit le commerçant, mais c’est l’ombre de mon cerisier ! Elle m’appartient.

L’homme, vêtu et bâti comme un aventurier, se redressa avec un sourire narquois et dit :

– Eh bien, dans ce cas, vendez-la-moi et je pourrai rester là !

Et il sortit sa bourse, en fit tinter le métal.

Cette musique si familière et si chère au riche marchand eut pour effet de le couper dans son élan et de le laisser songeur. Il n’aurait jamais pensé qu’il aurait pu faire commerce d’une ombre, une matière aussi inconsistante, impalpable, insaisissable ! Il trouva l’idée amusante.

Et il savait que l’une des règles d’or des affaires est qu’il n’y a jamais de petits profits. Aveuglé par sa cupidité, légendaire dans toute la contrée, il accepta donc le marché, non sans fixer tout d’abord le prix de l’ombre à dix taels d’argent. Une somme modeste mais conséquente pour un bien qui d’ordinaire ne se vend pas ! Il avait gagné sa journée. Le voyageur ne marchanda pas mais demanda que l’acte de vente soit mis par écrit en bonne et due forme, et en double exemplaire. Le vieux richard, tout content de l’aubaine, retourna dans sa demeure et revint aussitôt avec du papier, de l’encre et son sceau. L’affaire fut conclue et la vente de l’ombre payée comptant.

Sur cette rive du lac, il n y avait pas d’autre arbre et le marchand retourna dans son jardin où il se contenta de l’ombre d’un abricotier. Elle n’était pas aussi fraîche que celle du cerisier et elle ne ne franchissait pas le mur pour qu’il puisse contempler le paysage. Mais le grippe-sou s’y allongea avec le sourire de celui qui avait lait une bonne affaire.

Surtout que l’inconnu de passage serait sans doute reparti dans quelques jours. Il songea même qu’il pourrait peut-être revendre l’ombre à un autre imbécile ! Alors que les nuages commençaient à rosir comme les joues d’une vierge croisant un beau garçon, le riche marchand vit soudain l’aventurier franchir son portail. Il craignait que l’autre, sans doute dégrisé, ne vienne lui réclamer son argent. Heureusement qu’il y avait un contrat écrit ! L’aventurier lui lit un signe amical avant de s’asseoir sans façon dans le jardin. Il ouvrit alors son sac d’où il tira un pique-nique. Le maître des lieux, à grandes enjambées, déboula pour chasser ce sans-gêne de sa propriété.

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La petite vieille de la forêt

Il était une fois une pauvre servante qui voyageait avec ses maîtres, et comme ils traversaient une grande forêt, leur voiture fut attaquée par des bandits qui surgirent des fourrés et qui tuèrent tout ce qui se présentait. Il n’y eut pas un survivant, hormis la jeune servante qui s’était jetée de la voiture dans sa peur, et qui s’était cachée derrière un arbre. Lorsque les bandits se furent éloignés avec leur butin, timidement elle approcha, et ne put que constater le malheur sans remède. « Pauvre de moi, gémit-elle, que vais-je devenir ? Jamais je ne serai capable de sortir de cette immense forêt où ne demeure âme qui vive, et je vais y mourir de faim ! » En larmes, elle se mit à errer à la recherche de quelque chemin, mais ne put en trouver aucun. De plus en plus malheureuse, quand le soir arriva, elle se laissa tomber au pied d’un arbre, se recommanda à la grâce de Dieu et décida de ne plus bouger de là, quoi qu’il pût arriver. Il n’y avait pas bien longtemps qu’elle y était, et l’obscurité n’était pas encore venue quand elle vit arriver une blanche colombe qui volait vers elle, tenant une petite clef d’or dans son bec. La colombe lui posa la petite clef dans la main et lui dit :

– Tu vois ce grand arbre là-bas ? il y a dans son tronc une petite serrure ; si tu l’ouvres avec cette petite clef, tu trouveras de la nourriture en suffisance pour ne plus souffrir de la faim.

Elle alla jusqu’à l’arbre, ouvrit sa serrure et trouva à l’intérieur du lait dans une petite jatte et du pain blanc pour tremper dans le lait ; ainsi put-elle manger son content. Sa faim passée, elle songea. « Voici l’heure où les poules rentrent se coucher, et je me sens si fatiguée, si fatiguée… Comme je voudrais pouvoir me mettre dans mon lit ! » Elle vit alors la colombe blanche revenir vers elle, tenant une autre petite clef d’or dans son bec.

– Ouvre l’arbre que tu vois là-bas, dit la colombe en lui donnant la petite clef d’or. Tu y trouveras un lit.

Elle ouvrit l’arbre et y trouva un beau lit bien doux ; elle demanda dans sa prière au bon Dieu de la garder pendant la nuit, se coucha et s’endormit aussitôt. Au matin, la colombe revint pour la troisième fois lui apporter une petite clef.

Si tu ouvres cet arbre là-bas, tu y trouveras des robes, dit la colombe. Et quand elle l’eut ouvert, elle trouva dedans des robes brodées d’or et de pierres précieuses, des vêtements d’une telle magnificence que même les princesses n’en possèdent pas d’aussi beaux. Alors elle vécut là pendant un temps, et la colombe revenait tous les jours et s’occupait de tout ce dont elle pouvait avoir besoin, ne lui laissant aucun souci ; et c’était une existence calme, silencieuse et bonne. Puis un jour, la colombe vint et lui demanda :

– Voudrais-tu me rendre un service ?- De tout coeur ! répondit la jeune fille.

– Je vais te conduire à une petite maison, dit alors la colombe ; tu entreras et il y aura là, devant la cheminée, une vieille fernrne qui te dira bonjour ; mais tu ne dois à aucun prix lui répondre un seul mot. Pas un mot, quoi qu’elle dise ou fasse ; et tu iras sur ta droite où tu verras une porte, que tu ouvriras pour entrer dans une petite chambre, où il y a un tas de bagues de toutes sortes sur une table : une énorme quantité de bagues parmi lesquelles tu en verras de très précieuses, de merveilleux bijoux montés de pierres fines, de brillants extraordinaires, de pierres les plus rares et les plus éclatantes ; mais tu les laisseras de côté et tu en chercheras une toute simple, un anneau ordinaire qui doit se trouver dans le tas. Alors tu me l’apporteras, en faisant aussi vite qu’il te sera possible.

La jeune fille arriva devant la petite maison, poussa la porte et entra ; il y avait une vieille femme assise, qui ouvrit de grands yeux en la voyant et qui lui dit : « Bonjour, mon enfant ! » Sans lui répondre, la jeune fille alla droit à la petite porte. « Où vas-tu ? » lui cria la vieille femme en essayant de la retenir par le pan de sa robe. « Tu es chez moi ici ! C’est ma maison, et nul n’y doit entrer sans mon consentement. Tu m’entends ? »

Toujours sans souffler mot, la jeune fille se dégagea d’un coup de reins et pénétra dans la petite chambre. Mon Dieu ! quelle fantastique quantité de bagues s’entassait donc sur l’unique table, jetant mille feux, étalant mille splendeurs sous ses yeux ! Mais elle les dédaigna et se mit à fouiller pour chercher l’anneau tout simple, tournant et retournant tout le tas sans le trouver. Elle le cherchait toujours quand elle vit, du coin de l’œil, la vieille femme se glisser vers la porte en tenant dans ses mains une cage d’oiseau qu’elle voulait emporter dehors. D’un bond, elle fut sur elle et lui enleva des mains cette cage, dans laquelle elle vit qu’il y avait un oiseau ; et cet oiseau avait la bague dans son bec ! Elle s’empara de l’anneau qu’elle emporta, tout heureuse, en courant hors de la maison, s’attendant à voir la colombe arriver pour le recevoir. Mais la colombe n’était pas là et ne vint point.

Alors elle se laissa tomber au pied d’un arbre, un peu déçue, mais décidée en tout cas à l’attendre ; et alors il lui sembla que l’arbre se penchait sur elle et la serrait tendrement dans ses branches. L’étreinte se fit insistante et elle se rendit compte, soudain, que c’étaient bien deux bras qui la serraient ; elle tourna un peu la tête et s’aperçut que l’arbre n’était plus un arbre, mais un bel homme qui l’enlaçait avec amour et l’embrassait de tout son coeur avant de lui dire avec émotion :

– Tu m’as délivré du pouvoir de la vieille, qui est une méchante sorcière. C’est elle qui m’avait changé en arbre, et pendant quelques heures, chaque jour, j’étais une colombe blanche ; mais tant qu’elle gardait l’anneau en sa possession, je ne pouvais pas reprendre ma forme humaine.

Le sort avait également frappé les serviteurs et les chevaux du jeune seigneur, qui furent délivrés en même temps que lui, après avoir été, tout comme lui, changés en arbre à ses côtés. Ils reprirent leur voyage avec la jeune fille et chevauchèrent jusque dans leur royaume, car le jeune seigneur était le fils d’un roi. Alors, ils se marièrent et ils vécurent heureux.
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« La petite vieille de la forêt » conte des frères Jacob et Wilhelm Grimm (1812).

« The Old Woman In The Woods » une illustration d’Adam Oehlers.