L’art de l’inutilité

Si l’arbre est tellement valorisé, c’est en raison de son utilité. Or on peut établir un parallèle entre l’image de la croissance de l’arbre et le rôle idéal de l’art, en particulier des lettrés. Ce parallèle n’est pas fortuit : les activités de l’homme de bien, du lettré du passé comme de nos jours, se déroulent de préférence dans les jardins, et en particulier sous des arbres – pins, bambous ou prunus.

Le lettré chinois se trouve pris dans un paradoxe, qui est rendu par la métaphore de l’inutilité de l’arbre : d’un côté, il doit, pour se faire reconnaître en tant que lettré, homme de bien, et modèle, se conduire comme quelqu’un de vertueux et se comporter de façon intègre et loyale ; il doit donc obéir en intégrant des normes et être utile à la société. Mais d’un autre côté, pour préserver sa propre intégrité, pour respecter ses principes, il doit résister aux pressions du pouvoir et ne pas céder aux expédients. Il doit donc désobéir et par conséquent devenir inutile. Dans la philosophie chinoise, ce paradoxe peut être résolu par le choix de telle ou telle attitude philosophique, selon le moment ou le parcours du lettré, et la pratique des arts est un moyen de dépasser ces contingences et de faire retour sur soi.

Lorsque le lettré se comporte en confucéen, il accepte de participer à la société et de servir de modèle, en s’engageant dans l’action. En tant que taoïste, il se retire et retrouve sa liberté de pensée. La pratique des arts est une échappatoire taoïste au sein du monde confucéen. Et le recours à la pensée taoïste de Laozi (VIe -Ve siècle avant J.-C. ?) et de Zhuangzi (actif vers 370-300 avant J.-C.), un moyen de faire accepter ses choix.

Dans le chapitre 20 du Zhuangzi, « L’arbre de la montagne » (Shanmu), Zhuangzi, se promenant dans la montagne, voit d’abord un arbre abattu à cause de son utilité, alors qu’un arbre inutile est épargné et peut atteindre la longévité ; puis il passe chez un ami qui, pour l’accueillir, tue une de ses oies, choisissant une oie muette parce qu’elle est inutile, alors que l’oie utile qui sait caqueter est épargnée. Si le texte du Zhuangzi poursuit en soulignant que la véritable inutilité dépasse ces contradictions apparentes, reste que cette anecdote est retenue dans la tradition chinoise et dans la représentation commune chinoise pour mettre en avant la valeur de l’inutilité. C’est en effet le vieil arbre tordu, par nature inutile, qui vit le plus longtemps, alors que l’arbre utile est découpé ou transformé en outil. Après Laozi, qui affirme que l’origine de l’efficacité réside dans le vide et qui prône l’absence d’action, la tradition considère que Zhuangzi proclame la valeur éminente de l’inutilité. Un arbre n’a de chance de grandir et de devenir vénérable que si son bois ne vaut rien aux yeux du charpentier. Aussi, le saint taoïste se place-t-il « au centre » et laisse-t-il les choses s’accomplir spontanément. Il se garde donc de servir le bien public : sainteté et utilité profane sont incompatibles. C’est pourquoi l’arbre inutile est valorisé, en particulier dans les jardins et les peintures. Lire la suite

L’arbre Jinmenju – 人面樹

En découvrant cet arbre légendaire du Japon, j’ai tout de suite été saisi par le lien de parenté stylistique évident avec l’arbre Waq Waq [1], ou avec l’arbre devin rencontré par Alexandre le Grand [2]. Un arbre du monde arabo-persan dont les légendes semblent avoir suivi les hommes sur la roue de la soie.

L’arbre Jinmenju (arbre à visage humain) a été décrit pour la première fois dans l’encyclopédie japonaise Wakan Sansai Zue compilée par Terajima Ryōan en 1712 (période Edo). Ce docteur d’Osaka décrit un arbre étrange qui pousse bien au-delà des îles japonaises, au sud de la Chine.

« Entre les vallées et les montagnes de ce pays, il y a un arbre dont les fleurs sont comme des têtes humaines. Elle ne disent rien et rient. Quand elles ont ri sans discontinuer, elles tombent. »

Ninmenju, Wakan Sansai Zue, 1715, volume 15 « barbares extérieurs », cadre 24/67.

Cette description a été reprise en 1781 par Toryama Sekien dans son bestiaire fantastique et surnaturel Konjaku Hyakki Shūi. L’auteur dit quasiment la même chose, mais omet le personnage qui regarde l’arbre, et n’indique pas le pays, ce qui est logique puisque Sekien veut mettre en avant l’arbre et non son contexte

Toryama Sekien, Konjaku Hyakki Shūi, Jinmenju, volume 1, 1781. Lire la suite

Arbre de l’univers chinois

Dessin d’après un relief de la Chambre des Offrandes de Wou Yong (168 ap. J.-C.).

« Un personnage descendu de son char, au terme de son voyage mythique, touche l’arbre de la main. Dans son feuillage et voletant alentour, des oiseaux ; on aperçoit aussi divers animaux. C’est un microcosme parfait. »
(Gérard de Champeaux, Introduction au monde des symboles, pp.298-300)

Sur le dessin, nous voyons un archer viser à bout portant un des oiseaux de l’arbre cosmique.

« Le thème de l’archer qui bande son arc en direction de l’oiseau, de l’oiseau perché dans un arbre. La flèche est un symbole très fort et universel du dépassement des conditions normales ; elle est un affranchissement imaginaire de la distance et de la pesanteur ; une anticipation mentale de la conquête d’un bien hors d’atteinte. Tirée vers le haut, sa trajectoire dresse une échelle imaginaire en plein ciel ; ainsi un tir vertical fait-il partie de certains rites, là où d’autres pratiquent l’ascension rituelle d’un arbre, d’une échelle, d’une tour.
L’homme s’identifie à son projectile. L’archer est le symbole de l’homme qui vise quelque chose et qui, déjà, d’une certaine façon, l’atteint en effigie. »
(Gérard de Champeaux, Introduction au monde des symboles, pp.324-325)

Un arbre de l’univers chinois difficile à identifier.

Des arbres-épées en Enfer, Chine

L’enfer existe aussi pour les chinois, et n’a rien à envier au nôtre…

Dans certains textes sacrés du bouddhisme, la structure de l’enfer est décrit avec détails. Le dieu qui est en charge de l’enfer est Yan Wang. Il existe dix tribunaux judiciaires dans l’enfer, dont chacun est pris en charge par un roi. Il existe 18 niveaux d’enfers, et chaque niveau est 20 fois plus pénible et prend le double du temps pour passer de son niveau précédent. Ainsi au 18è enfer, la mesure de la douleur est au-delà de ce que l’on peut décrire et la longueur du temps est quasi infinie. Dans chaque enfer attend des tourments correspondants aux types de méfaits accomplis par les hommes.

A différentes périodes de l’histoire chinoise, il y a eu beaucoup d’histoires de personnes mortes,  mais qui une fois revenues du royaume des morts racontent leurs expériences dans l’enfer. Le plus célèbre de ces récits est surement l’histoire de l’Empereur Taizong de la dynastie des Tang. Ses expériences dans l’enfer sont décrits avec détails dans le chapitre 10 du chef-d’œuvre de la littérature classique chinoise « Journey to the West».

L’empereur était tellement bouleversé par ce qu’il a vu en enfer, qu’après son retour au monde humain, il a rejeté 3000 filles de la cour royale, et il a également autorisé 400 condamnés à mort à rentrer à la maison pour un séjour d’un an avant d’être mis à mort.

Voici de superbes illustrations qui décrivent les différents enfers chinois, et le sort réservé à chacun en attendant sa future réincarnation, pas forcément humaine… « Peintures de l’Enfer » réalisées par l’artiste Taiwanaise Jiang Yizi en 2003 [1]. Ensuite, je m’attarderai sur ces arbres terrifiants que sont les arbres-épées. (clic les illustrations)

Zhuan Lun King préside le 10è tribunal, qui est aussi le tribunal de famille en enfer. Tout esprit qui aspire à la réincarnation doit passer par sa cour. Il examine l’esprit  pour retrouver les bonnes et mauvaises actions, et décide avec précision à quel type d’être il y a lieu de donner naissance. Si Zhuan Lun King décide de donner naissance à l’homme, il décidera de sa durée de vie ainsi que sa fortune et les tribulations de toute sa vie future.

Par la suite, l’esprit doit passer par un pont correspondant respectivement au genre d’être que l’esprit est amené à se réincarner. Il existe six sortes de ponts : Pont d’or, Pont d’argent, Pont de jade, Pont de pierre, Pont en bois, et « Pont sans aide ».

Le Pont d’or est réservé à celui qui dans le monde de l’homme a mené une vie noble, ne tue pas ; est juste, honnête, n’est pas avide et ne commet pas de vol, a un bon comportement et n’est pas obscène, a une rationalité claire, est fidèle, fiable, est modeste et tolérant pour les autres. Ce genre de personne doit pouvoir terminer sa vie entière prédestinée. Après la mort, il/elle donnera naissance à un Deva (un homme dans une famille avec une grande fortune). Ce genre de personne passera par le pont d’or à sa prochaine vie.

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Tous les esprits qui se destinent à une nouvelle vie devront se rendre au Pavillon de madame Meng, afin de boire sa soupe, ce qui effacera de leur mémoire tous souvenirs des vies antérieures.
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Beaucoup d’esprits se voient donner la peau d’un animal en raison de leur mauvais karma dans la vie précédente. La renaissance dans le monde de l’homme se fera en tant qu’êtres humains ou des animaux. Un nouveau soleil se lève. Une nouvelle vie commence, qui est une nouvelle chance. Faut-il succomber dans le combat à l’argent et la luxure, ou doit-on prendre la bonne voie de la vie pour améliorer sa propre nature ?
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Quelles visions infernales ! Sur d’anciennes peintures relatant le voyage de l’empereur aux enfers, des figures étranges m’ont interpellées : des arbres avec des branches telles des épées, souvent accompagnés de collines aux couteaux, voici trois peintures présentant le supplice de pêcheurs empalés sur des arbres.

Pour l’instant je ne dispose pas de plus d’informations sur ces arbres, néanmoins visitez le site où j’ai découvert les peintures décrivant le voyage en enfer de l’empereur Taizong des Tang, vous pourrez découvrir des dizaines de tableaux en grand taille, avec une riche iconographie où les détails et les symboles ne manquent pas, c’est par ici.

 

L’arbre d’argent, Chine

L’Arbre d’Argent est appelé pour l’abondance, il est recouvert de pièces rondes avec des trous carrés qui sont suspendues aux branches. En émettant de la lumière, les pièces guident le mort, qui monterait sur un bélier ailé en haut la montagne, à l’arbre de bronze du paradis.

Ces pièces pourraient aussi être cueillies pour les besoins du voyage de la terre au royaume des immortels. Les arbres d’argent sont associés au Taoïsme, une philosophie naissant dans la Chine qui offre des idées de l’harmonie et la balance, la nature et le changement. Les images comme le bélier étaient populaires aux temps Han parce que le caractère chinois pour le bélier fait partie du caractère signifiant “fortuné”. Le bélier a aussi le même son que yang, le principe masculin, positif de la dualité Taoïste du yin et du yang, qui crée la balance dans les forces de nature.
Le Paradis Occidental des immortels Taoïstes est gouverné par la Reine mère de l’Ouest (Xiwangmu), qui s’assoit au sommet cet arbre sur son tigre de l’ouest et sur le dragon du trône est, une représentation du yin (sombre) et du yang (brillant). Xiwangmu est la divinité Taoïste la plus réputée parce qu’elle détient le secret d’immortalité. Les arbres d’argent sont décorés avec les scènes de paradis contenant des créatures magiques et immortelles en incluant l’oiseau de soleil, le crapaud de lune, le cerf qui trouve l’ingrédient principal pour l’élixir d’immortalité et du singe intelligent qui vole l’élixir. Les arbres semblables ont été trouvés dans la dynastie Han de l’Est (25-220) les tombeaux dans la Chine occidentale dans et près de la province du Sichuan. Les créateurs ont espéré que les arbres d’argent aideraient l’âme du mort dans son voyage au paradis.

Les arbres d’argent continuent à être populaires parmi les familles pendant le Nouvel An chinois. Selon la coutume, les arbres d’argent sont décorés d’un pin buissonneux ou d’une branche de cyprès nichés à l’intérieur d’un pot de porcelaine rempli de grains de riz. Des graines de melon et des noix de pin sont saupoudrés excessivement de riz. La décoration des branches est faite des guirlandes de pièces d’or et d’argent faites en papier. Les symboles de longue vie (en incluant des grues en papier et des cerfs) embellissent aussi l’arbre, qui est d’habitude dépassé par le génie de richesse, Liu Hai.

Source : traduction d’un article commentant une sculpture en bronze de l’arbre d’argent, datant de la dynastie Han, voir ici (en .pdf).

 

L’arbre Kien-mou des chinois

Pour les chinois, le centre de l’univers, le lieu où devrait se trouver la Capitale parfaite, est marqué par Kien-mou, “Bois dressé”.

chinese-astronomerCe nom a son importance, puisqu’en Chine, le bois est considéré comme un des éléments, le cinquième, au même titre que l’air et la terre, l’eau et le feu. Il correspond à l’Est et au printemps. Il réunit les Neuvièmes Sources (séjour des morts) aux Neuvièmes Cieux, les Bas-Fond du monde à son faîte… et l’on dit qu’à midi rien de ce qui se tient à ses côté ne peut donner d’ombre, rien non plus n’y donne écho. Par son tronc descendent les souverains, soleils des hommes, médiateurs entre le ciel et la terre. De part et d’autre de Kien-mou, se dressent au levant P’an-mou, un immense pêcher, près de la porte des Génies, dont les fruits confèrent l’immortalité ; et au couchant l’arbre Jo, sur lequel les Dix mille soleils viennent se percher le soir.

En d’autres représentations de l’univers, le rôle principal est dévolu à K’ong-sang, le mûrier creux, résidence au levant de la Mère des Soleils, d’où s’élève le matin notre soleil. Le mûrier sacré était considéré comme hermaphrodite, antérieur à l’apparition du yang et du yin, du mâle et de la femelle, du clair et de l’obscur, du ciel et de la terre. Il symbolisait, par conséquent, le Tao lui-même, l’ordre cosmique, le Principe universel. Une forêt de mûriers sacrés était planté devant la porte Est de la capitale impériale.
(Jacques Brosse, la mythologie des arbres)

trigramme-tch-en Dans le Yi King, l’arbre correspond au trigramme tch’en, l’ébranlement, car la végétation sort de terre en même temps que le tonnerre qui y était caché.
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Évolution de l’écriture du pictogramme Mù, signifiant arbre :

Il s’agit d’un tronc qui se dresse hors du sol, solidement fixé par ses racines ; telle est l’idée du caractère. Dans ses formes les plus anciennes, le pictogramme avait aussi des branches qui partaient de la partie supérieure du tronc, et formaient un caractère spéculaire.

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“En écrivant sous la clé celle d’enfant, on a le prunier, l’arbre dit des enfants à cause de sa prolificité et de la douceur de ses fruits. Naturellement, le petit arbre des enfants, c’est la prune, fille du prunier. Avec le caractère de prunier après celui de voyager, on a le mot valise : autrefois c’était une malle de bois. En écrivant après la clé d’arbre celle de poisson, on a le « poisson de bois », un instrument de musique à percussion creusé dans un seul morceau de bois. Les moines bouddhistes l’utilisent pour rythmer le chant des textes sacrés. Le nom dérive, plus que la forme, des deux poissons sculptés sur l’extérieur du tambour de bois. Avec le caractère de melon, de courge après la clé, on a papaye, la courge (dans l’imaginaire populaire des Chinois) qui nait sur un arbre.” [1]

Edoardo Fazzioli, Caractères chinois (Flammarion), lien libraire ici.

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Pour mieux percevoir l’arbre dans la tradition chinoise, faites un tour par ici.

Enfin, visitez le blog de Bé@ qui m’a grandement aidé pour l’écriture chinoise [2].