Les arbres qui parlent

Dans une pauvre ferme de Bretagne vécurent autrefois Radegonde et Julien. Ils ne se plaignaient jamais de leur sort, et s’estimaient heureux. Ils étaient de ces humbles et braves gens qui, au vieux temps, se satisfaisaient d’arracher à la terre à peine de quoi ne pas mourir de faim. Or, une nuit d’août, leur advint une bouleversante aventure.

Le crépuscule était étouffant. Julien, toute la journée, s’était acharné à battre son blé, sans prendre aucun repos. Aux dernières lueurs du soir, il se laissa tomber sur un tas de paille, s’épongea le front et dit à sa femme :

— Radegonde, chez les riches, à la fin du battage, la coutume est de faire un bon repas, de boire son soûl, de chanter et danser. Certes, nous ne sommes pas assez fortunés pour festoyer ainsi. Mais nous pourrions peut-être nous offrir un dîner de bon goût. Qu’en penses-tu ? J’ai grande envie, moi, de crêpes au blé noir.

Radegonde regarda Julien, hocha la tête, soupira.

— Je suis bien lasse, dit-elle. Pour te dire le vrai, je n’ai hâte que de dormir, et de toute façon, pauvre homme, avec quoi faire ces crêpes ? Nous n’avons plus une pincée de farine.

— Qu’à cela ne tienne, lui répondit vivement Julien, l’œil brillant. Je me sens, moi, assez de courage pour aller au moulin chercher ce qu’il nous faut.

La jeune femme sourit avec indulgence, et ce sourire suffit à son homme.

Il lui baisa le front. L’air joyeux, il s’en fut par le sentier vers les derniers feux du crépuscule qui rougeoyaient à l’horizon. Le chemin, cependant, était long jusqu’au moulin, et Julien cheminant sur la lande se vit bientôt environné d’une nuit tant épaisse qu’il ne put avancer qu’en presque aveugle, en traînant le sabot. La fatigue soudain s’appesantit sur ses épaules. Comme il dévalait le chemin creux entre deux hauts talus il décida de se reposer, le temps de respirer tranquillement quelques goulées d’air frais.

Il s’assit dans l’herbe du bord. Sur les talus opposés étaient de grands arbres qui lui cachaient la lune. Nulle brise n’éventait la pénombre et pourtant là-haut, contre le ciel noir, des feuillages bruissaient. Julien leva le front. Il vit deux beaux hêtres à l’écorce argentée penchés l’un vers l’autre au-dessus du sentier. Ces arbres vénérables mêlaient leurs branches comme s’ils désiraient s’étreindre. Eux seuls parmi les herbes et les buissons endormis murmuraient comme sous un vent léger. Julien, intrigué, écouta. Un frisson lui parcourut l’échine : leur murmure ressemblait à s’y méprendre à un chuchotement de voix humaine. Il se raidit, se retint de respirer, écouta encore. Alors il entendit distinctement dans l’ombre le hêtre de droite dire au hêtre de gauche :

— Tu as froid, Marie, tu trembles.

Et il entendit le hêtre de gauche répondre au hêtre de droite :

— Oui, Hervé, je suis glacée. Heureusement cette nuit la femme de notre fils cuisinera des crêpes à la ferme. Il y aura du bon feu dans la cheminée. Dès qu’ils seront couchés, nous pourrons aller nous chauffer aux braises.

— Oui, Marie, nous irons nous chauffer aux braises, dit le hêtre de droite.

Julien se sentit comme pétrifié : c’était la voix de ses vieux parents qu’il venait là d’entendre, Hervé, Marie, morts l’an passé. Il serra sa veste sur sa poitrine, se redressa sans bruit et le dos courbé comme s’il craignait que la nuit ne l’écrase il s’en fut en courant et trébuchant jusqu’au bord de la rivière où était le moulin. Il réveilla le meunier à grands coups cognés contre sa porte, acheta sa farine, les mains tremblantes et, aussi vite qu’il put, revint chez lui.

Radegonde, à l’attendre, s’était endormie sur une chaise. Elle s’éveilla en sursaut quand il entra. Il n’osa pas lui conter l’effrayante rencontre qu’il venait de faire. Ils allumèrent ensemble un grand feu dans la cheminée, puis devant l’âtre se regardèrent sans un mot. Ils se virent l’un l’autre si fatigués que Julien prit la main de sa compagne, et renonçant à son dîner l’entraîna vers le lit clos. A peine couchée, Radegonde s’endormit. Julien, lui, resta à l’affût, l’œil grand ouvert dans le noir, guettant par la fenêtre les ombres immobiles. Il entendit, au lointain clocher du village, sonner minuit.

Alors un soudain bruissement de branches le fit sursauter. Il tendit le cou. Il vit deux arbres immenses surgir du fond de la nuit et s’avancer au travers de la cour, comme s’ils étaient portés par une houle de terre. Leur tronc argenté brillait sous la lune ronde. La rumeur emplit la maison, semblable tout à coup à celle d’une forêt sous le vent. La porte s’ouvrit à grand fracas. Julien, terrifié, enfouit sa tête sous la couverture. Le vacarme, bientôt, s’apaisa. Quand il n’entendit plus que le crépitement du feu dans l’âtre, il risqua un œil. Deux vieillards étaient assis devant la cheminée, son père et sa mère défunts, les mains tendues aux braises. Ils avaient l’air heureux, tranquilles. Il réveilla sa femme couchée près de lui, aussi doucement qu’il put. Il lui souffla :

— Regarde.

Et les vivants regardèrent les vieux morts se chauffer au bon feu de leur fils. Puis un grand froissement de feuillage emplit à nouveau la maison, s’éloigna. La nuit redevint ordinaire.

Le lendemain, Julien fit dire une messe pour le repos de ses parents. Les arbres ne parlèrent plus, les morts ne vinrent plus chez les vivants et l’humble vie paysanne reprit son chemin quotidien.
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Henri Gougaud, L’arbre aux trésors, p.288-290.

Couple de hêtres – Canton de Vaud – Suisse © Lakegeneva.

4 réflexions sur “Les arbres qui parlent

  1. Arellano Colette

    Encore un conte qui réchauffe le cœur…
    je ne réveillonne pas, il n’y a que moi à la maison, mais je ne me sent pas seule. Je partage avec des amis

  2. bonjour !

    je cherche une vidéo conférence ou des spécialistes énergétiques expose les découvertes récentes sur des observations entre Arbres et sciences énergétique.., qui sais peut-être auriez-vous des renseignements !
    merci

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