En découvrant la riche iconographie du Mi’râdj nâmeh [1], la ressemblance entre le Zaqqoum [2] , l’arbre infernal des musulmans, avec deux arbres fabuleux présentés sur le blog : l’arbre Waq Waq [3] et l’arbre du Soleil et de la Lune [4], était évidente. Mais comment aborder ce thème sans s’en tenir au simple lien de parenté stylistique ?
Laissez-vous conter ces trois arbres par Anna Caiozzo (Maître de conférences, Université de Paris), son étude vous mènera des enfers au paradis, sur la trace d’anciennes légendes et de cosmologies primitives, de simples voyageurs jusqu’à Alexandre le Grand ; une plongée à la découverte de ce type d’arbres dans l’imaginaire du monde musulman proche-oriental.
Le Zaqqoum, arbre de l’enfer
En atteignant les tréfonds de l’enfer, Muhammad, porté par al-Burâq et précédé de l’ange Gabriel, arrive devant le Zaqqoum, un arbre à trois grosses branches dotés de très longues épines, où se dressent en guise de fruits des têtes d’animaux sauvages ou fabuleux dont certains sont reconnaissables : dragon, ours, serpent, lion, éléphant, panthère, dromadaire, renard. Un démon à peau bleue et aux yeux rouges, la tête auréolée d’une flamme, à demi vêtu d’un pagne orange, portant un collier, des anneaux aux oreilles et aux poignets, en est le gardien. Au pied de l’arbre se dresse un brasier dans lequel des bourreaux coupent la langue d’hommes agenouillés, des docteurs de la loi dont les crimes furent de tromper le peuple en buvant du vin et en commettant de nombreux péchés.
L’arbre Zaqqoum est donc une créature hybride, un végétal zoomorphe, une sorte de curiosité ou de merveille s’offrant au voyageur de l’au-delà, qui peut s’interroger sur la fonction exacte de son aspect tératomorphe : est-il prodige ou présage, fantaisie de l’artiste ou tourment réel de l’eschatologie musulmane ?
Si par bien des aspects, les représentations de ce voyage relèvent du merveilleux inhérent au texte ou de l’imagination personnelle de l’artiste (forme et couleurs des anges, structure et composition des cieux, types de démons), l’arbre Zaqqoum, lui existe bel et bien, tant dans le Coran que dans la réalité.
Concernant l’arbre, le texte qui accompagne la miniature raconte :
Je vis au milieu de l’enfer un arbre qui embrassait dans ses dimensions un espace de cinq cents ans de route. Ses épines étaient comme des lances et ses fruits ressemblaient à des têtes de div (démons). Gabriel me dit : « Cet arbre est le Zaqqoum dont le fruit est plus amer que le poison. Les habitants de l’enfer le mangent, mais il ne reste pas dans leurs entrailles qu’il ne fait que traverser. »
Mais l’auteur ne précise pas à quelle catégorie de pêcheurs sont destinés les fruits de l’arbre. En revanche, d’autres sources nous éclairent sur ce point : le Coran cite le Zaqqoum comme étant l’arbre maudit, il est ensuite présenté comme un châtiment :
N’est-ce pas un meilleur lieu de séjour que l’arbre de Zaqqoum Nous l’avons placé Comme une épreuve pour les injustes ; C’est un arbre qui sort du fond de la fournaise ; Ses fruits sont semblables à des têtes de démons. Les coupables en mangeront Ils s’en empliront le ventre Puis ils boiront un mélange bouillant Et ils s’en retourneront dans la fournaise.
L’artiste a respecté l’esprit du texte sacré en représentant les fruits comme des têtes d’animaux fabuleux, sans pour autant les dessiner en démons. Serait-ce parce que ces derniers sont les bourreaux officiels de l’enfer ou parce qu’il s’inspire d’un modèle d’arbre en particulier ? L’arbre Zaqqoum dont les fruits brûlent l’estomac et engendrent la soif est un tourment destiné à une catégorie de pêcheurs mal identifiés et dont on ne connaît pas les crimes précis. Ibn ‘Abbâs dans sa relation du Mi’râj donne une information supplémentaire :
Puis je vis des femmes accrochées par leurs cheveux dans l’arbre de zaqqoum, de l’eau chaude se déversant sur elles si bien que leurs chairs se cuisaient, et je dis : « Qui sont celles-là ? Ô mon frère ! Ô Djibrail ! » Il dit : « Ce sont des femmes qui absorbaient des remèdes afin de tuer leurs enfants, par crainte d’avoir à les nourrir et à les élever ».
L’arbre de Zaqqoum aux fruits dangereux aux propriétés abortives serait donc le supplice des femmes infanticides, qui avaient avorté, ou qui étaient susceptibles de l’utiliser pour avorter, ce qui dénote un lien direct entre le crime et le supplice comme c’est le cas des autres supplices de l’enfer musulman.
On pourrait penser à la vue de l’arbre hybride, qu’il relève du registre des animaux fabuleux tourmenteurs (tels les scorpions géants ou les serpents venimeux) appartenant aux temps eschatologiques. or, d’un point de vue naturaliste, au vu de la flore de l’Arabie de l’époque du Prophète et des espèces végétales croissant en milieu semi-désertique, deux espèces végétales au moins correspondent au Zaqqoum. Il s’agit d’une part d’une variété d’euphorbe résineuse cactoïde (euphorbia resinifera) répandue au Maghreb, dont la sève, irritante au contact de la peau, a des propriétés purgatives avérées dans les pharmacopées traditionnelles. L’autre espèce végétale, qui s’en approche davantage par l’aspect extérieur, serait la variété d’acacia capparis spinosa, un câprier à grandes épines lui aussi très répandu dans le monde méditerranéen et dont les fruits oblongs présentent une certaine analogie avec de petites têtes de démons.
On peut remarquer que le Zaqqoum est l’une des rares espèces végétales peuplant les enfers, alors que les arbres abondent comme il se doit au paradis. Le plus notable est, à cet égard, son nom exact contraire, l’arbre de la félicité appelé Thoubaa et décrit comme étant le lotus ou le jujubier de l’extrême limite, le Sidrat al-Muntahâ. Il est l’arbre de vie par excellence apparenté à l’arbre cosmique ou axe du monde décrit entre autres par le mystique Ibn ‘Arabi qui, lui, fait de l’arbre de vie un rameau de l’arbre du monde :
Puis le Lotus de la Limite fut déterminé comme étant l’un des rameaux issus de cet Arbre sous lequel se tient celui qui respecte le service dû à cette branche […]
Cet arbre au pied duquel coulent les quatre grands fleuves du paradis, dont les branches sont d’émeraude et de perles, porte des fruits exquis réservés aux bienheureux. Il est à la limite du septième ciel et on le représente souvent comme étant inversé et ayant ses racines dans les cieux.
On peut noter que les deux arbres sont disposés en vis-à-vis, aux extrémités des cieux et des terres (c’est-à-dire les enfers), l’un étant l’arbre des supplices qui punit, affame et assoiffe, l’autre l’arbre de vie et d’éternité.
L’arbre Waq-Waq du royaume des femmes
Le second arbre qui présente une analogie visuelle avec le Zaqqoum est l’arbre Waq-Waq dont, comme le dit fort justement Marthe Bernus-Taylor dans la notice du Catalogue L’étrange et le merveilleux en terre d’Islam, s’inspire visiblement le peintre du Zaqqoum.
L’arbre Waq Waq est l’une des merveilles de l’Orient musulman, rapporté en Occident sous les traits d’un végétal hybride aux fruits ressemblant à des têtes humaines. Il appartient aux races monstrueuses peuplant les confins du monde dont les auteurs orientaux héritèrent en partie des grecs de Ctésias et Légasthène, mais augmentés de créatures nouvelles issues de légendes propres au monde arabo-persan et au-delà des régions limitrophes (Inde, Turkestan, etc). L’arbre Waq-Waq est évoqué pour la première fois par le chinois Tou Houan, fait prisonnier à Talas en 751, dans une relation nommée T’ong-tien. Il y raconte comment les navigateurs Arabes découvrirent cet arbre où avait poussé des petits enfants qui mourraient dès qu’on les détachait de l’arbre. En 859, l’écrivain basrien Jâhiz décrit à son tour cet arbre peuplé à la fois d’animaux et de femmes suspendues par les cheveux.
La légende du Waq-Waq connaît une certaine fortune à partir du Xe siècle dans la littérature dite des merveilles, tel Le livre des merveilles de l’Inde, où des voyageurs et navigateurs prétendent témoigner des faits étranges observés :
Mohammed b. Bâbichâd m’a rapporté d’après ce qui lui avait dit un de ceux qui sont allés au Waq-Waq qu’il y avait là-bas de grands arbres aux feuilles tantôt arrondies tantôt allongées qui portent des fruits pareils à des courges, mais plus gros, et qui ont un aspect humain : quand le vent les agite, il en sort comme une voix, et l’intérieur en est gonflé d’air, comme les fruits de l’asclépiade. Si on les détache de l’arbre, l’air s’en échappe à l’instant et ils deviennent plats et flasques comme un morceau de peau.
Arbre étrange, il enflamma l’imagination des cosmographes tels que Qazwînî qui, au XIIIe siècle encore, le décrivait étant un arbre poussant des cris et laissant échapper des présages, un arbre vivant dans le pays dont la reine est une femme et sur les branches duquel poussent des jeunes femmes qui meurent si on les cueille en poussant le cri « Waq-waq ».
[…] on dit que […] leur souverain est une femme. Mûsa bien al-Mûbarak de Sîrâf prétend qu’il y a pénétré qu’il y a vu la reine assise sur un trône, complètement nue, ayant une couronne d’or sur la tête, entourée de quatre mille jeunes filles vierges esclaves, également entièrement nues. D’autres disent que ces îles s’appellent ainsi parce qu’on y trouve une espèce d’arbre portant un fruit, qui produit un bruit semblable à celui du mot wak wak. Les habitants de ces îles en tirent de fâcheux présages.
L’arbre Waq-waq est, en autres, représenté au XIVe siècle dans un compendium jalayride, le Kitâb al-bulhân, comme un arbre d’où émerge de chaque fruit un corps nu de femme. Ces fruits mystérieux sont depuis peu identifiés par Claude Allibert comme étant des noix de coco dont ils ont en effet la forme dans le manuscrit d’Oxford.
Pourtant cet arbre est aussi représenté au folio 160 dans une cosmographie en persan, Le livre des curiosités, Ajâb’ib Nâmeh, de Tûsî Salmânî, oeuvre réalisée en 1388 à Bagdad pour le même souverain, Ahmad Jalayr prince mongol régnant alors en Irak, comme un arbre anthropo-zoomorphe se dressant autour d’une sorte de tronc totem façonné comme un génie cornu (l’esprit de l’arbre) d’où s’échappent des rinceaux ornés symétriquement de têtes de femmes (dont une centrale), d’oiseaux (perroquets, oiseaux à huppes), de chevaux, de canards, de singes, de lièvres, de renards, de coqs, et de béliers.
L’imaginaire masculin ne pouvait trouver là meilleure métaphore pour la femme fleur ou fruit, certes objet du désir, mais périssable au contact des hommes, et donc inaccessible. L’arbre dont les fruits sont des jeunes filles ou de jeunes enfants, sorte d’allégorie de la fécondité et de la nature, renvoie inéluctablement aux Grandes Mères, déesses de la fécondité, dont l’arbre à têtes est, dans les mythologies universelles, le symbole le plus ancien.
L’arbre à têtes apparaît sur des cachets de Mohenjo Daro dans la vallée de l’Indus dès le troisième millénaire av. J.-C. en liaison avec le culte d’une Grande Mère et en association avec un culte solaire. Il est symbolisé par des têtes d’animaux composant les fruits ou faisant partie intégrante de son tronc. Le thème migra depuis le subcontinent indien vers l’Orient où le motif très ancien du végétal à tête trouve une fortune certaine dans l’art de l’Iran ancien : on peut le voir sur une plaque d’or d’époque achéménide, puis le thème s’épanouit dans l’art sassanide, et il se trouve en héritage dès les débuts de l’art islamique dans les sculptures des palais omeyyades (Mshatta) ou dans les textiles dès le IXè siècle, à l’image d’un tissu du trésor de Maastricht représentant des lions et des paons sur un palmier. Le thème connu un renouveau avec l’arrivée des peuples turcs très attachés aux symboliques totemiques de leur culture traditionnelle. D’ailleurs le bestiaire du Zaqqoum n’est pas éloigné de celui de l’arbre de vie des peuples turco-mongols qui représentent les quatre point cardinaux sous l’aspect d’un tigre, d’un lion, d’un aigle et d’un dragon. le thème de l’arbre de vie est fréquemment lié à celui du calendrier des douze animaux hérité du monde chinois et adopté par ces même peuples turco-mongols au VIè siècle (dragon ou crocodile, rat, bœuf, léopard, lièvre, serpent, cheval, mouton ou bélier, coq ou oiseau, chien, cochon ou sanglier, singe) ; ils en ornèrent par la suite certains monuments de l’Anatolie saljoukide (caravansérails, madrasa, etc.).
L’arbre à tête et ses variantes, les rinceaux zoomorphes, se répandirent comme motifs décoratifs dans les métaux syriens et iraniens au XIIIè siècle et surtout dans l’enluminure et dans le décor des marges de manuscrits à l’époque timouride. Il connut une vogue certaine jusqu’au XVIIè et XVIIIè siècles dans tous les arts mineurs.
Ainsi le peintre du Zaqqoum eut-il le loisir de choisir entre les modèles probablement assez nombreux de Waq-waq ou de rinceaux zoomorphes.
L’arbre de la Lune et du Soleil
Tel qu’il est dessiné dans le manuscrit Supplément turc 190, le Zaqqoum ne manque pas d’évoquer l’arbre de la Lune et du Soleil qui révèle son destin à Alexandre de Macédoine, dans sa quête aux confins du monde.
L’épopée d’Alexandre fut revue et corrigée dans le monde arabo-persan qui ne conserva du conquérant que le souvenir laissé par deux écrits apocryphes, celui du pseudo-Callisthène et celui de la Lettre d’Aristote à Alexandre. Le Roman d’Alexandre dont l’Occident hérita, est en effet une oeuvre orientale, mais la version arabe égarée n’est connue qu’au travers de versions syriaques ou coptes ; elle inspira cependant les poètes persans du XIIè siècle, tels Nizâmî ou Firdawî qui en firent un véritable roi de Perse, digne de figurer dans l’épopée nationale, Le Shâh Nameh, Le Livre des rois, aux côté des plus grands souverains de l’Iran ancien.
Firdawî fait le récit de la rencontre entre Alexandre et l’arbre devin :
Il y a ici une merveille telle que personne n’en a jamais vu de pareille en public ou en secret : c’est un arbre composé de deux troncs qui se sont joints en croissant, et une pareille merveille ne doit pas rester inconnue ; un des troncs est femelle et l’autre est mâle, cet arbre parle, a de larges branches et est beau et odorant. La nuit c’est la femme qui parle et émet son parfum, et quand le jour parait c’est le mâle qui parle.
Alors que la branche « Soleil » lui demande pourquoi sa vie est faite d’agitation alors qu’il est « sur la route du départ », la branche femelle à minuit lui prédit :
[…] il ne te reste pas beaucoup de temps sur terre.
L’arbre qui figure dans la quasi totalité des Shah Nâmeh est en général représenté comme un arbre normal mais, dans quelques copies, dont un Shah Nâmeh de Tabriz datant du début du XIVè siècle et conservé à la Freer Gallery of Arts, et dans une copie timouride de la fin du XVè siècle, on voit Alexandre se tenant devant un arbre dont ls fruits sont pour ainsi dire analogues à ceux du Zaqqoum du manuscrit de la BnF.
L’arbre du récit du Pseudo-Callisthène était un cyprès, mais l’arbre du Soleil et de la Lune est, lui un arbre double, masculin et féminin, et l’on notera que c’est l’arbre de la Lune qui prophétise à Alexandre sa mort prochaine. La Lune est, dans les croyances antiques, associée à la mort, à la fois par son cycle au cours duquel elle décroît, meurt et renaît, et par son croissant, dont les anciens Mésopotamiens ont fait la barque conduisant les âmes des défunts. La Lune demeura psychopompe chez les Romains, liée à la fois à la magie et à la mort sous l’aspect d’Hécate. Elle conserva également cet aspect dualiste, présidant à la vie, à la croissance et à la germination des espèces, aux eaux dormantes et à la magie (mansions de Lune) dans les croyances astrologiques du monde arabo-persan médiéval.
Cet arbre curieux possède trois caractéristiques particulières. Il présente une analogie certaine avec l’arbre de vie dont il est l’essence même sous les traits d’un arbre à deux troncs enlacés, mâle et femelle, l’un étant lié au Soleil, et l’autre à la Lune. D’ailleurs en Inde, pays où Alexandre le découvre, les arbres sacrés sont associés au culte des Grandes Mères, symboles de la fertilité, et on les représente décorés d’animaux fabuleux ou sauvages (licorne, tigre, éléphant, taureau, bouquetin, cobra, etc.) dont l’effigie sert d’apotropaia contre les attaques des démons convoitant les fruits de l’arbre de vie.
L’arbre qui parle est également un prodige, un signe que la divinité adresse aux hommes sous la forme d’un arbre devin, selon les conceptions de Plutarque et de Cicéron analysées par Jean Céard, et qui renvoie à l’un des procédés divinatoires bien connu de l’antiquité en particulier avec la forêt de chênes de Dodone en Épire, rendant l’oracle de Zeus [5].
Par ailleurs, cet arbre également situé aux confins du monde, en marque non seulement les limites terrestres, mais aussi les propres limites qu’Alexandre vient d’atteindre dans sa quête de la source de vie et de l’immortalité. Sous cet forme, l’arbre s’apparente au jujubier de l’extrême limite, le Sidrat al-Muntahâ, arbre de vie auprès duquel se reposeront les élus mais aussi limite du savoir auquel parvient le mystique. Ce dernier est désigné dans la cosmologie islamiste comme participant à l’axe du monde également également symbolisé par la montagne Qâf. On peut par exemple noter que dans la cosmographie de Tûsî Salmanî, Alexandre n’est pas représenté avec l’arbre de la Lune et du Soleil mais au pied de la montagne Qâf où il rencontre l’ange gardien de la montagne qui lui dit :
Ô fils d’Adam, tu n’as pas été rassasié par le monde pour venir jusqu’ici…
L’ange lui explique alors qu’il est arrivé à l’une des extrémité du monde, et qu’il va désormais revêtir le titre suprême de « Zu-l Qarnayn » (Maître des deux cornes). Ainsi tout comme l’arbre chez Firdawsî, la montagne prophétise la fin du héros mais aussi son immortelle gloire.
On peut en effet noter qu’à l’image des autres créatures hybrides que rencontre Alexandre (les peuples de Gog et Magog, les harpies du pays obscur, le roi hybride mort du palais merveilleux, l’enfant monstrueux), l’arbre prodige est présage : il annonce la mort du héros et, en filigrane, celle de l’humanité avec un message : toute recherche d’immortalité est vaine. Au delà de sa forme première rappelant le Waq-Waq, l’arbre d’Alexandre est donc un arbre de mort à portée eschatologique, tout comme le Zaqqoum.
Arbres de vie, arbres de mort ?
Ces trois arbres, Zaqqoum, Waq-Waq, arbre de la Lune et du Soleil, sont visiblement unis dans une même parenté sémiologique. Tératomorphes, ornés de têtes, doués de paroles, ils sont situés dans des régions éloignées du monde, aux confins de l’humanité, où le voyageur recherche le dépaysement, la richesse et la gloire, et où Alexandre veut atteindre l’immortalité par la découverte de la fontaine de vie. L’Orient des paradis perdus et des voyageurs égarés est l’espace des peuples anthropophages, de l’éphémère (mort des femmes-fruits) et des mauvais présages (mort du héros) comme le tréfonds de l’enfer où pousse le Zaqqoum des damnés.
L’arbre Waq-waq est par tradition (littéraire) l’arbre du pays des femmes, l’arbre de la fertilité qui porte des enfants et des femmes gouvernées par une reine, survivance d’un ancien culte de fécondité immémorial en Asie et sans doute ailleurs. L’arbre d’Alexandre, dans sa version orientale repensée, est à la fois un arbre de la connaissance et un arbre de vie, un arbre qui n’appartient pas à la réalité du monde puisque savant des choses interdites, la date et le lieu de la mort du héros. Quand au Zaqqoum, il punit les femmes infanticides par l’ingestion de fruits infects.
Les arbres Waq-waq n’ont-ils pas de ce fait une symbolique unique ? Ne sont-ils pas à la fois des arbres symboles de vie pour les allusions implicites faites à l’endroit de la fécondité, mais aussi des arbres porteur de mort par les messages qu’ils délivrent et parce qu’ils sont hybrides, zoomorphes, anthropomorphes même, à la différence du Sidrat al-Muntahâ, végétal et minéral ? l’hybridation animale ou végétale est en effet perçue dans le monde islamique comme étant un fait étrange relatif aux univers merveilleux décrits dans les cosmographies, les récits de voyage, les romans épiques etc. L’hybride, monstrueux par nature, est désigné comme un signe précurseur de mort.
En outre, le Zaqqoum, comme l’arbre de la Lune et du Soleil, possède un trait supplémentaire. C’est ainsi que l’arbre du Soleil serait l’arbre de vie alors que l’arbre de la Lune associé, au monde inférieur, indiquerait le monde des morts. Fidèle à la cosmologie islamique, la conception des cieux du Mi’râj Nâmeh offre l’image d’un monde céleste dans lequel se superposent les sept cieux et les sept terres (ou les lieux infernaux), une cosmologie dualiste et binaire, ou en miroir, le monde céleste répond au monde infernal. Muhammad franchit les sept degrés qui le mènent vers le paradis, et il aperçoit les tréfonds de l’enfer et son arbre maudit. Si l’arbre du monde, selon le mystique Ibn ‘Arabi, est celui sur lequel tout repose, axe du monde portant à la fois les terres (enfer) et les cieux, c’est cependant de l’une de ses branches que naît l’arbre de vie.
Arbre de vie et arbre de mort ne sont-ils alors que deux émanations de ce même axe de verticalité qui unit le monde céleste et le monde infernal en se rejoignant ?
En effet, le Zaqqoum est situé au centre des enfers, au fond de la vallée des larmes, alors que l’arbre de vie est une excroissance de l’arbre du monde porteur des cieux, aux racines inversées puisant son énergie dans le divin, comme le Zaqqoum le puise dans l’enfer. On peut alors s’interroger sur le sens de l’existence de ces deux arbres si différents : l’un, épine dorsale du monde, est aussi un arbre de vie, alors que l’autre, infernal, est un châtiment pour les infidèles. L’un apaise la faim de ses fruits exquis et la soif grâce au breuvage de lait, de miel, d’eau et de vin, l’autre punit par ses nourritures démoniaques et empoisonnées.
Le thème de l’arbre de vie dans la cosmologie primitive sumérienne du poème Enûma Elish dès le troisième millénaire est conjugué à celui de l’arbre cosmique dans un poème babylonien datant du IXè siècle av. J.-C. Cet arbre géant naît dans l’Apsû, les eaux dormantes du monde souterrain et infernal où règne Ea / Enki le père des dieux. Ses racines atteignent les enfers et sa frondaisons, les cieux. Cet arbre fait de lapis-lazuli, serait le pin noir du paradis babylonien ; il est donc à la fois l’arbre de vie d’où viennent les eaux douces nourrissant la végétation et les hommes, mais aussi omphalos, puisque croissant à Eridu, le centre du monde des Mésopotamiens [6]. Ea / Enki, maître des eaux dormantes et souterraines est une divinité à la fois infernale et favorable aux humains : son symbole est l’arbre de vie et il abreuve Ishtar de l’eau de vie afin de rappeler temporairement sur terre pour qu’elle préside à la renaissance de la nature au printemps, et aux récoltes en été. En effet, dans la mythologie suméro-babylonienne le lien entre le monde des morts, les enfers, et celui des vivants où règnent les dieux, est assuré par des personnages médiateurs (dieux, héros) qui, symboles de fertilité ou de fécondité, passent d’un monde à l’autre et ont tous pour emblème l’arbre de vie. C’est le cas de Tammûz / Dumûzi le fiancé d’Innana / Ishtar, condamné à vivre aux enfers pour que la déesse puisse retourner sur terre et permettre aux hommes, aux plantes et aux animaux de se reproduire ; c’est aussi le cas d’Attis, de Démeter, etc. La vie sur terre, la reproduction des espèces, passent par la négociation entre divinités infernales et divinités bénéfiques aux êtres vivants ; l’enfer libère ses hôtes des liens de la mort pour que la vie soit.
Ainsi l’arbre de vie, axe du monde, est pour les Sumériens un arbre qui naît chez les Morts. Le Zaqqoum n’est-il pas une réminiscence de cet ancien symbole ?
La représentation du Zaqqoum, comme celle du Waq-waq, ne serait donc pas fortuite mais emblématique de la fonction même de ce type d’arbres dans l’imaginaire du monde musulman proche-oriental : il symbolise les rites de la fécondité , le cycle de la vie et de la mort, mais aussi par le lieu même où il croît et par sa position d’omphalos des enfers, il participe au « symbolisme du centre » cher à Mircea Eliade, comme une partie intégrante de l’axe du monde. L’arbre est donc prodige, signe et présage, annonce du paradis pour les croyants et menace d’éternels tourments pour les pêcheurs.
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- Caiozzo Anna, Une curiosité de l’enfer musulman : la représentation de l’arbre Zaqqûm dans un manuscrit timouride du XVe siècle, Journal de la Renaissance, 2006, vol. 4, 73-88.
- Le Coran, traduit et annoté par Denise Masson, éditions La Pléiade, 1967.
- Muhammad près de l’arbre infernal – Le Zaqqoum – Mi’râj Nameh 1436
- Muhammad près du sidrat al-muntaha- L’arbre Thoubaa – Mi’râj Nameh 1436
- Arbre Waq-waq – 15è siècle – Manuscrit Kitab al-bulhan.
- Arbre Waq-waq – Persian, Safavid, 16è siècle – Qazvin, Iran – collection Victor Goloubew Boston Museum
- Arbre de la Lune et du Soleil – Shah nameh – Shiraz 1430 – Ebrahim Soltan b. Shah Rokh – Oxford, Bodleian Library, MS Ouseley Add. 176, fol. 311v
merci pour cette riche recherche.
quelle culture !!! quelle effort de recherche !!!!!! et d’analyse !!!!
Au plaisir de partager tout cela !
Ping : Index : symboles, mythes, textes divers – Krapo arboricole
Kitāb al-Bulhān (‘Book of Wonders’) and other works
Bodleian Library MS. Bodl. Or. 133 / folio 41b
Bodleian Libraries, University of Oxford
Date : 1330–1450
https://digital.bodleian.ox.ac.uk/objects/5c9da286-6a02-406c-b990-0896b8ddbbb0/surfaces/af324969-dd23-48a6-b294-40b389631431/
L’arbre Thoubaa :
Miniature issue du Supplément turc 190, manuscrit conservé à la BnF.
https://krapooarboricole.wordpress.com/2010/06/26/miradj-nameh-le-livre-de-lascension-du-prophete-de-mir-haydar/
L’Arbre Zaqqoum :
Miniature issue du Supplément turc 190, manuscrit conservé à la BnF.
https://krapooarboricole.wordpress.com/2010/06/26/miradj-nameh-le-livre-de-lascension-du-prophete-de-mir-haydar/
Oxford, Bodleian Library, MS Ouseley Add. 176, fol. 311v
https://digital.bodleian.ox.ac.uk/objects/bcbfd832-086b-4874-80f8-87500e0de704/surfaces/18bdc16e-7fc8-49ed-997e-ce39d6b84260/
Page from a Translation of the « Marvels of Creation »
Persian / Safavid / 16th century
Object Place: possibly Qazvin, Iran
https://collections.mfa.org/objects/13886
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