L’if millénaire d’Estry (Calvados)

En consultant le travail d’Henri Gadeau de Kerville sur les arbres de Normandie [1], ce qui saute aux yeux c’est le nombre impressionnant de vieux ifs veillant sur les cimetières. Un siècle plus tard, que reste-il de ces ancêtres – gardiens des âmes et de l’autre-monde ?

Contact est pris avec la municipalité d’Estry, afin d’avoir des nouvelles et des photo de ce vieil arbre ; et c’est avec enthousiasme qu’ils m’ont répondu.

“Nous avons mesuré l’if d’estry et nous avons obtenu 11,55 m de circonférence à 1 m de hauteur. Nous n’avons pas encore d’informations sur cet arbre. Notre conseil municipal prévoit de le labelliser en septembre.”

“Entre temps, nous commençons des recherches. Nous pourrons vous transmettre ce que nous trouverons. Les estimations sur son âge vont de 1000 à 1600 ans. Il s’agit à coup sûr de l’un des plus vieux arbres de France.”

Merci pour le partage Gaël, effectivement cet if fait partie du cercle fermé des arbres français ayant dépassé le millénaire ; quel tronc étonnant et encore plein de vigueur, un fier gardien, témoin de la lente succession des génération de l’homme. N’hésitez pas à me faire parvenir des précisions sur son histoire, d’autres clichés, ou des nouvelles de la labellisation.

Mise à jour, une amie s’est rendue auprès de cet if vénérable (clic les photos) :

Merci pour la série de photos Booguie, visitez donc son blog, c’est par ici.

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L’if d’Estry a été labellisé “arbre remarquable” par l’association A.R.B.R.E.S. le 19 septembre 2009 en présence de George Feterman et Alain Launay :

Quel est son âge ? Il est difficile de se prononcer. Une méthode de datation assez fiable consisterait à l’abattre pour faire analyser les recoins les plus intimes de ses structures ligneuses. Bien sûr, cette solution n’a pas été retenue par le Conseil municipal… Heureusement, au XIXe siècle, pendant l’âge d’or de la botanique, notre doyen a reçu plusieurs visites d’éminents spécialistes. D’abord Duvilliers-Chasseloup, qui y fait référence dans les Annales de la Société Royale d’Horticulture en 1842 [2], en des termes qui laissent transparaître le romantisme de l’époque : « les gens du pays racontent que cet arbre a vingt fois sauvé l’église de la foudre et que le tonnerre, descendant perpendiculairement sur sa tige, avait produit le vide de son intérieur, la porte et les croisées ; on dit aussi qu’il a servi de fonts baptismaux pendant plusieurs années ; mais ce qu’il y a de positif, c’est qu’aujourd’hui des conseils s’y tiennent, que des ventes s’y font et que l’église n’étant plus assez grande pour contenir tous les fidèles, ils le considèrent comme en faisant partie et n’en approchent que la tête découverte ». Vient ensuite Le Meulais, licencié ès sciences naturelles, qui en fait une description extrêmement fournie en 1892 et qui, entre autres considérations, avance une hypothèse convaincante pour expliquer les lacunes qui lardent le tronc : « Dès le début de son existence, cet if dut être complètement abandonné à lui-même, et il avait déjà atteint un diamètre assez grand avant que personne ne songeât à le priver des ses branches inférieures ; il y avait à cette époque une tige principale et non un tronc dans l’acception pure du mot. Plus tard, probablement lorsque ses branches furent assez longues pour rendre inaccessible l’accès à l’église, elles durent être taillées ; puis le fonctionnement de la zone cambiale produisit autour de leur cicatrice, ces parties renflées sur lesquelles se sont développées aujourd’hui de nombreuses branches adventives. Quand la décomposition détruisit la partie ligneuse du tronc, elle ne tarda pas à atteindre de même les cylindres ligneux appartenant aux branches, peut-être même commença-t-elle par eux ; ceux-ci disparus, l’assise génératrice continua à se développer et forma ces bourrelets irréguliers qui contournent les ouvertures et leur donnent les formes les plus capricieuses. Des branches coupées il y a environ trente ans pour faciliter la restauration de l’église (alors que la croissance de l’arbre était arrêtée), viennent confirmer l’assertion précédente ; car à l’endroit où elles ont été détachées du tronc se trouve de même une petite ouverture, mais elle est circulaire et sans bourrelet ». Citons enfin H. Gadeau de Kerville, dont les photographies et les mesures d’une grande rigueur scientifique permettent de nos jours d’effectuer des études comparatives cohérentes.

En dépit de l’intérêt dont il a fait l’objet notre arbre est resté peu bavard sur l’âge réel de ses artères. Et pour cause, c’est au cœur du tronc là où se situent les tissus les plus anciens, que l’énigme trouve sa réponse. Malheureusement, nos botanistes chevronnés n’ont trouvé qu’un pied évidé, comme un défi lancé à leur audace scientifique. Il faut donc se fier à des modèles mathématiques de croissance pour définir le nombre de bougies que nous déposerons sur le prochain gâteau d’anniversaire du plus sage d’entre-nous. Ceci explique pourquoi les estimations s’échelonnent de 1300 à 1700 ans ! Ces calculs, datant de la fin du XIXe siècle devraient être réactualisées. Nous devrions donc dire aujourd’hui : « de 1400 à 1800 ans ». Si l’estimation haute est considérée comme généreuse, cette fourchette n’est pas pour autant perçue comme fantaisiste. Les techniques de datation par mesure, de l’époque, n’ont pas été remises en cause. Certes, s’il est difficile d’imaginer que l’if d’Estry a été planté au début du IIIe siècle (et qu’il a connu les premières invasions barbares), il devient plus crédible de penser qu’il a assisté à l’établissement de la civilisation franque avec peut-être la dynastie mérovingienne et certainement la dynastie carolingienne.

Un fait est établi : la vénération des ifs est un héritage des sociétés païennes. Ce culte, très populaire, a constitué un obstacle à la diffusion du monothéisme chrétien. Après une période de frictions avec les populations locales, le christianisme a décidé d’intégrer aux pratiques officielles ces monuments vivants et les églises se sont implantées tout naturellement aux côtés de ces sanctuaires, usurpant quelque peu leur rayonnement spirituel. Au IXe siècle, la région est mise à feu et à sang par les invasions scandinaves. Mais les ifs n’ont rien à craindre, les Vikings manifestent même une certaine bienveillance à leur égard, dans la mesure où ils constituent un élément-clé de la mythologie danoise. Ces derniers ont relancé la coutume consistant à inhumer les morts sous la protection d’un if. Si la Normandie rassemble aujourd’hui de nombreux spécimens dans la force de l’âge, elle le doit en partie à ces envahisseurs du Nord. Mais cette vocation spirituelle ne garantit pas pour autant le repos aux ifs remarquables. Aux XIVe et XVe siècles, alors que la Guerre de cent ans ravage nos campagnes, le bois d’if devient, par la confection d’arcs et d’arbalètes, le sésame des victoires. Abattre ces arbres n’est rien d’autre qu’une nécessité stratégique, afin de ne pas laisser à l’ennemi la faveur d’une ressource providentielle. Les dégâts sont tels que Charles VII ordonne d’en replanter dans les cimetières. Heureusement, dans les siècles qui suivent, les ifs sont un peu moins malmenés. Il faut croire que l’if d’Estry est un miraculé. Ce qui nous fascine, c’est peut-être moins son ancienneté que les épreuves qu’il a endurées.

Malgré son âge avancé, notre illustre concitoyen est en pleine forme. Sa croissance en témoigne : en 1894, sa circonférence à 1 m du sol atteignait 10 m ; en 1990 nous pouvions y ajouter 1,40 et en juillet 2009, le « tour de taille » (ou « de pied « devrions-nous dire ?) affichait : 11,55 m !

Ainsi, celui qui vous submerge de ses rameaux pourrait peut-être vous raconter l’histoire de France dans son intégralité. Mieux qu’un érudit, il connaît toute l’étendue de notre passé. Les symboles qu’il véhicule nous fascinent : respect de la parole donnée, protection et immortalité. Mais, comme nous l’avons déjà dit, symboliser l’éternité ne garantit pas contre une fin précipitée. En Europe, depuis un siècle, nombreux sont les ifs remarquables, qui ont fléchi face aux tempêtes ou qui ont succombé aux tronçonneuses de ceux qui trouvaient ces joyaux encombrants ou disgracieux. Plus qu’une curiosité touristique, ces témoins du temps doivent être regardés comme un véritable élément de patrimoine. Vous qui avez partagé un instant avec l’if millénaire d’Estry, pourrez-vous peut-être contribuer, en relatant cette rencontre, à rendre aux ifs la popularité et le respect qu’ils inspiraient encore, il y a quelques siècles, au plus profond de notre culture. (Un texte de Gaël Gibert)

26 réflexions sur “L’if millénaire d’Estry (Calvados)

  1. Sisley

    Très bel arbre !!

    quelques précisions :
    C : 10,40 m à 0,10 m, H : 11 m
    age approximatif 700-800 ans

    une cavité d’un diamètre de 3,10 m se trouve au centre du tronc, depuis que l’église est devenu trop petite pour accueillir les fidèles, on célèbre des offices à l’intérieur. L’arbre est d’ailleurs considéré comme partie intégrante de l’annexe de l’église.
     » Les descriptions de l’if que l’on trouve dans de nombreuses publications scientifiques du XIX e s. indiquent que l’arbre n’a pratiquement pas changé depuis cette époque.  »
     » Gadeau de Kerville a visité un grand nombre d’arbres en France, notamment en Normandie. Je lui suis très reconnaissant des mesures qu’il a effectuées et qui permettent de déterminer la vitesse de croissance et donc d’estimer l’age de ceux-ci.  »
    extrait de ‘Les arbres remarquables d’Europe’

  2. Salut Sisley,

    merci des précisions, amis si l’on suit la méthode d’Alan Mitchell :

    « L’if a un mode de croissance unique. Beaucoup poussent à la vitesse standard de 2,5 cm par an durant cent les premières années, mais leur croissance est rapidement réduite de moitié pour tomber ensuite, sur une période de 500 ans, jusqu’à 2,5 cm tous les 5 à 15 ans. La couronne est alors pleine de vigueur et en augmentation constante. Il est donc particulièrement difficile d’estimer l’age d’un grand if d’une manière précise.
    Pour aider à une estimation grossière : 2,5 m = 100 à 150 ans // 4,8 m = 300 à 400 ans ; 6 m = 500 à 600 ans // 9 m = 850 à 1000 ans »

    avec une circonférence dépassant les 10 mètres, l’if devrait avoir plus de 1000 ans, en espérant que la municipalité d’Estry retrouve des traces de l’arbre dans les annales de la commune, une histoire à suivre…

    à plus

  3. Aimé Le Lann

    Quelle puissance dans ce tronc !
    Je me sens tout maigrichon en le regardant. Le sportif que je suis ne peut que l’admirer. Je lui décernerais une médaille d’argent… probablement d’or même s’il existait un concours dans ce domaine.
    Il est digne de ton blog Krapo

    Aimé le grand père

  4. Christine TEILLANT

    Je passe souvent auprès de cet arbre, il est majestueux, je ne me lasse pas de le regarder ! En plus, la région est magnifique et les gens sont très accueillants. Le bonheur est dans le cimetière d’Estry !

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  8. Didier Renouf

    Je suis le maire de la commune et tous vos commentaire nous vont droit au cœur. Notre if et moi-même nous inclinons bien bas.
    Merci encore

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  11. Antrop

    ma famille coté maternelle y est enterrée, et mon arrière grand mère maternelle (90ans quand même) habite juste en face du cimetière!

  12. Anta

    J’ai vécu 7 ans à Estry, Je connais assez bien cet If. Magnifique, en classe nous nous y sommes déjà rendu, étant gosses on rentraient presque tous ensemble en son centre!

    Par contre, quelques grosses branches se soutiennent entre elles par des câbles si ma mémoire est bonne. Ce qui nous rappelle tout de même qu’il n’est pas aussi en forme qu’on le souhaiterait…

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  14. WiPe

    Les notes de Duvillier-Chasseloup sur l’if d’estry sont pas publiée dans les Annales de la Société Royale d’Agriculture en 1842, mais dans les Annales de la Société Royale d’Horticulture de Paris en 1842. Une petite difference qui me donnai des problèmes a retrouver ce texte.

    https://books.google.be/books?id=kSVOAAAAYAAJ&pg=RA1-PA218&dq=duvillers-chasseloup+1842&hl=nl&sa=X&ved=0CCYQ6AEwAWoVChMIsNWky9_rxgIViD4UCh3hGwBA#v=onepage&q=if&f=false page 181-182

  15. Leroy Dominique

    L’if du cimetière d’Estry fut mon refuge d’enfant lorsque je venais chez ma grand-mère jadis. Aujourd’hui, sous ses vieilles branches telles des ailes d’anges, reposent mon père et ma mère, et tant de pieuses âmes. Il s’en dégage une force apaisante chaque fois que j’y retourne.

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