Dante Alighieri – La Divine Comédie : L’Enfer, Chant I (la forêt obscure)

Le premier chant de l’Enfer de Dante Alighieri, traduction en prose d’Arnaud de Montor, 1859 [1]. Un des passages les plus célèbres de l’histoire de la littérature, texte intégral suivi d’une étude de texte par Robert Harrisson.

(Le poète s’égare dans une forêt. Il est perdu dans un bois profond, et incapable de trouver le chemin droit – dévasté par des descriptions allégoriques de péché et de tentation. Réalisant qu’il est confronté à la ruine, Dante contemple le suicide, mais il est sauvé par l’esprit du poète Virgile)

Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m’égarai dans une forêt obscure : ah ! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l’appui secourable que j’y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s’offre à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j’entrai dans cette forêt, tant j’étais accablé de terreur, quand j’abandonnais la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d’une colline où se terminait la vallée qui m’avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l’astre qui est un guide dans tous les voyages. Alors s’affaiblit la crainte qui m’avait glacé le cœur pendant la nuit où j’étais si digne de pitié. Tel que celui qui, sorti des profondeurs de la mer, se tourne, suffoqué d’effroi, vers cet élément périlleux, osant le contempler, mon esprit, qui n’était pas encore assez rassuré, se tournait vers le lieu que je venais de franchir, lieu terrible qui voue à l’infamie ceux qui ne craignent pas de s’y arrêter. Reposé de ma fatigue, je continuais à gravir la montagne déserte, de manière que le pied droit était le plus bas. Et voilà que, tout à coup, une panthère agile et tachetée de diverses couleurs apparait devant mes yeux, et s’oppose avec tant d’obstination à mon passage, que plusieurs fois je me retournais pour prendre la fuite.

Le jour avait commencé à renaître, le soleil s’élevait entouré des mêmes étoiles qui l’accompagnaient au moment où l’amour divin créa cet œuvre sublime. Le charme de la saison, la fraîcheur du matin m’avaient bien fait espérer la peau brillante de la panthère. Cependant une nouvelle frayeur me saisit à l’apparition d’un lion horrible : il semblait courir sur moi, à travers l’air épouvanté, portant la tête haute, et paraissant pressé d’une faim dévorante. En même temps une louve avide, d’une maigreur repoussante, et souillée encore des traces de ses fureurs, en fixant sur moi ses yeux qui lançaient la terreur, me fit perdre espoir de franchir la colline.

Semblable à celui que la soif tourmente, et qui, s’il vient à perdre ses richesses, ne cesse, dans sa douleur, de faire entendre des sanglots, je m’affligeais profondément en voyant la louve impitoyable s’avancer à ma rencontre et me repousser insensiblement là où se tait l’astre du jour. Je reculais précipitamment vers la vallée ténébreuse, lorsque je distinguai devant moi un personnage à qui un long silence paraissait avoir ôté l’usage de la voix. En l’apercevant dans cet immense désert, je lui criais :
« Prends pitié de moi, qui que tu sois, ombre ou homme véritable. »
Il me répondit :
« Je ne suis plus un homme ; je l’ai été. Mes parents furent Lombards, et Mantouans de patrie. Je puis dire que je suis né sous le règne de Jules-César, quoi qu’il n’ait été revêtu de la dictature que longtemps après ma naissance, et j’ai vécu à Rome sous l’empire bienfaisant d’Auguste, quand on adorait encore des dieux faux et trompeurs. J’ai été poète, et j’ai chanté le pieux fils d’Anchise, qui a fui loin de Troie, après que la flamme eut dévoré le superbe lion. Mais toi, pourquoi retournes-tu vers cette fatale forêt ? pourquoi ne franchis-tu pas ce mont délicieux qui est le principe et la cause des joies de la terre ? »
« Es-tu donc, lui dis-je en rougissant de l’état de crainte où il m’avait surpris, es-tu ce Virgile, cette source qui répand des flots d’une harmonieuse poésie ? Ô flambeau, ô gloire des autres poètes, puissent mes longues études et l’amour passionné avec lequel j’ai cherché tes vers me protéger auprès de toi ! Tu es mon maitre, tu es mon modèle ; à toi seul je dois ce style noble qui a pu honorer mon nom. Vois-tu cette bête sanguinaire dont je fuis les approches ! secours-moi, illustre sage, sa férocité m’épouvante. »

Virgile, me voyant verser des larmes, répondit : « Si tu veux sortir de ce lieu sauvage, il faut suivre une autre route. Cette louve qui t’effraye empêche qu’on ne s’engage dans ce chemin. Elle dévore à la fin ceux qui s’obstinent à y pénétrer. Insatiable de sa nature, plus elle trouve de proies à déchirer, plus la faim la dévore. Elle s’accouple avec un grand nombre d’animaux, et il en est un plus grand nombre encore dont elle ne dédaignerait pas les caresses immondes : mais bientôt paraitra le Lévrier qui doit exterminer cette louve sans pitié. Il ne sera pas nourri de l’ambition de posséder des terres et des richesses ; il ne s’alimentera que de sagesse, de bienfaisance et de courage. Né entre Feltro et Feltre, il sera le sauveur de l’Italie épuisée qui vit, pour sa gloire, mourir de leurs honorables blessures, la vierge Camille, Turnus, Nisus et Euryale. Il poursuivra la louve, jusqu’à ce qu’il l’ait rejeté dans l’abîme des pleurs, d’où l’envie l’a vomie sur la terre. Pour ton avantage, suis-moi donc, je serais ton guide : je te ferais sortir de ce lieu terrible ; je te conduirais à travers le royaume éternel, où tu entendras les accents du désespoir, où tu verras le supplice de ces anciens coupables qui invoquent à grands cris une seconde mort : tu visiteras ensuite ceux qui vivent satisfaits au milieu des flammes, parce qu’ils espèrent jouir, quand le ciel le permettra, d’une divine béatitude. Si tu veux monter au séjour des ombres bienheureuses, une âme plus digne que moi de cet honneur te protégera dans ce glorieux voyage. A mon départ, je te laisserais auprès d’elle. Le souverain qui règne sur les mondes ne veut pas que je serve de guide dans son empire, parce que je n’ai pas connu la foi véritable. Sa puissance s’étend sur toutes les parties de l’univers ; mais c’est dans le ciel qu’il fixe son séjour. C’est là que tu dois admirer sa capitale et son trône : heureux ceux qu’il appelle jusqu’à lui ! »

Alors je parlai ainsi : « Ô poète !  je te le demande au nom de ce Dieu que tu n’as pas connu, aide-moi à fuir cette forêt et d’autres lieux plus funestes ; accompagne-moi dans ces régions dont tu m’as entretenu ; fais que je voie ceux que tu dis plongés dans un si profond désespoir, et conduis-moi jusqu’à la porte confiée à Saint Pierre. »

Virgile alors se mit en marche, et je suivis ses pas.

Les dessins sont de Gustave Doré, célèbre illustrateur français.
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Je vous invite à lire l’étude qu’en a fait Robert Harrison, dans son livre excellent sur l’imaginaire des forêt en occident [2], « Dante fait fausse route » :

“Les forêts de comédie prennent une nouvelle dimension avec la Divine Comédie de Dante. Quand il se perd dans une « forêt obscure » au début de l’Enfer, Dante se trouve lui aussi dans l’ombre de la loi, non pas la loi civile, mais la loi morale de Dieu. Le pèlerin est encore une espèce de hors-la-loi, et la forêt où il erre encore un monde inversé, à cette différence près que Dante n’est pas un innocent. En effet, contrairement à la loi temporelle, la loi divine est infaillible. La « forêt obscure » ne constitue donc pas un refuge contre l’injustice de la loi mais représente l’allégorie du péché chrétien en général. Il n’empêche que le processus de la rédemption suit des schémas comiques qui nous sont déjà familiers. Notre approche herméneutique du poème de Dante demande une attention et des précautions toutes particulières. Les forêts allégoriques sont déjà trompeuses ; mais dans le cas d’une allégorie théologique, elles le sont davantage encore. Témoin l’incipit de la Divine Comédie, l’un des passages les plus célèbres de l’histoire de la littérature :

Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
che la diritta via era smarrita.

(Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
où la voie droite était perdue.)

Le péché, l’erreur, l’errance, l’oubli de Dieu, sont associés allégoriquement à la selva oscura, la forêt obscure de Dante. La forêt représente le monde temporel privé de la lumière de Dieu, ou plutôt l’âme en perdition coupée de la grâce salvatrice. Le personnage se trouve désorienté, égaré au milieu de sa vie mortelle. « La voie droite » a disparu. La forêt de la confusion morale est tortueuse, sans chemin, sans issue, terrifiante. Si l’on laisse de côté pour l’instant sa valeur allégorique, on peut remarquer que le début de la Divine Comédie contient peut-être bien la première occurrence littéraire d’un motif qui deviendra par la suite un archétype : la peur de la forêt. Dans les premiers textes médiévaux on trouve des personnages qui ont peur de rencontrer dans la forêt des animaux sauvages ou de méchants brigands, mais la peur de Dante dans la « scène du Prologue », comme on l’appelle parfois, n’a pas d’objet spécifique. C’est une peur vague et indéfinissable, à la limite de l’angoisse existentielle. En fait c’est l’étrangeté même de la forêt qui le terrifie :

Ahi quanto a dir quai era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte,
che nel pensier rinova la paura.

(Ah dire ce qu’elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée !)

Le prologue de l’Enfer de Dante a été largement commenté par les érudits au cours des siècles, et pourtant un certain nombre de questions fondamentales n’ont pas été posées ou sont restées sans réponse. Car on a tenu pour acquis que la selva oscura représente un endroit de perdition où le pèlerin s’égare ou s’écarte du droit chemin de la rectitude morale. Après tout, la forêt n’est-elle pas typiquement l’endroit où l’on est désorienté, où l’on s’écarte du chemin ? Si l’on s’en tient à ces évidences, un fait peut nous échapper : la logique allégorique du chant I de l’Enfer les remet en question.
On ne s’est pas demandé par exemple quel est le statut précis du droit chemin. Les premiers vers font allusion au chemin de notre vie et à la voie droite. Nous supposons évidemment que la vie mortelle est comparée ici à un chemin linéaire qui se perd dans la forêt. Mais il en est peut-être tout autrement. Le « milieu du chemin de notre vie » n’est pas un point médian sur une trajectoire linéaire ; il s’agit plutôt d’un tournant qui appelle à la conversion au sens chrétien du terme. A cet endroit on ne peut plus avancer en ligne droite, sauf à se perdre. C’est justement parce que Dante avance en ligne droite qu’il se perd dans la forêt obscure.

Cette interprétation devient évidente si l’on essaie de répondre à une autre question posée par la scène du prologue. Oubliée par la critique, elle est aussi simple que fondamentale : Comment Dante sort-il de la selva oscura ? On ne sait. Le poème ne le dit pas. On sait seulement qu’il se retrouve immédiatement dans un autre paysage, sur la pente déserte d’une montagne dont le sommet rayonnant est illuminé par la transcendance. La scène change brusquement. Dante se retrouve tout à coup sur une piaggia diserta. Inexplicablement, la forêt donne directement sur le désert. Comment Dante passe-t-il de la dense fermeture de la forêt à la libre ouverture du désert ? Pourquoi ce renversement de paysage ? Quel rapport entretient-il avec la conversion chrétienne ?

S’il est vrai qu’en suivant le droit chemin Dante s’égare, alors le changement de paysage est parfaitement compréhensible. Dante ne se trouvant plus dans la forêt mais sur la pente déserte, il est libre de gravir la montagne en ligne droite. C’est d’ailleurs ce qu’il entreprend de faire. Mais le chemin ne tarde pas à devenir impraticable quand notre pèlerin rencontre trois bêtes qui lui bloquent le passage : un léopard, un lion et une louve, allégories des trois grandes catégories de péché : la fraude, la violence et l’incontinence. Après tout Dante n’est pas sorti de la forêt, car ces bêtes sont sauvages. Il semble que le choix des animaux ait été inspiré par Jérémie : « C’est pourquoi le lion de la forêt les dévorera ; le loup qui cherche sa proie sur le soir les ravira ; le léopard tiendra toujours les yeux sur leurs villes. » On peut donc dire que le paysage devient un désert tout en restant essentiellement une forêt. En inversant la topographie de la scène sans en changer la nature, Dante peut montrer que le droit chemin, la via diritta, fait fausse route.

La tentative solitaire de Dante pour gravir la montagne a été interprétée comme une tentative malheureuse du monde matériel pour atteindre une transcendance intellectuelle directe, dans la tradition néoplatonicienne. Le voyage de l’âme vers son origine spirituelle suivant une ligne droite et ascendante apparaît à Dante comme une fausse promesse, car il ne parvient pas à accorder la volonté et l’intellect. Dans la tradition chrétienne, la volonté porte le poids du péché, car elle porte le poids du corps. Tandis que la raison peut comprendre le bien, la volonté doit trouver le moyen de vaincre la pesanteur du monde matériel. Elle ne peut le faire que par la conversion morale, en se tournant vers Dieu avec foi et humilité ; les seules lumières de la raison ne peuvent suffire. Dans la scène du prologue, Dante voit la lumière de la transcendance briller au sommet de la montagne, mais les obstacles qui retiennent sa volonté l’empêchent de se diriger vers elle. La selva oscura figure donc la scène de l’impuissance et de l’abandon de la volonté.

Nous savons par les autobiographies littéraires de Dante qu’avant de s’embarquer dans sa Divine Comédie, il avait suivi un chemin intellectuel très strict. Il raconte dans le Banquet, œuvre antérieure, sa liaison extatique avec Dame Philosophie, qui lui avait promis l’accès à la transcendance par la contemplation intellectuelle. Cette promesse s’est révélée vaine et inconsistante, et l’on peut même dire que c’est la diritta via de son engagement philosophique qui l’a mené directement dans la selva oscura. En vérité, dans l’économie générale de la carrière de Dante, le Banquet inachevé semble être ce que les Allemands appellent un holzweg : un chemin en forêt qui ne mène nulle part.

Add MS 19587 - folio 2r

C’est pourquoi le pèlerin ne peut gravir directement la montagne du salut. Trois bêtes lui bloquent le passage. C’est le sage Virgile qui vient le sortir de son dilemme ; il entre en scène pour l’avertir que le chemin qui gravit la montagne descend jusqu’au centre de gravité, au cœur même du monde matériel. Suivant son guide, Dante descendra dans les cercles de l’Enfer, traversera le centre de la Terre, et refera surface aux antipodes, pour se retrouver au pied de la montagne du Purgatoire. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la même montagne qu’il avait essayé en vain de gravir au début de son voyage. Après avoir suivi la route la plus longue, la plus tortueuse, la plus abrupte, celle de l’humilité et non de l’arrogance, le pèlerin subit une conversion miraculeuse. Le monde sens dessus dessous se retrouve à l’endroit, et Dante est maintenant en mesure de trouver le chemin de la sortie de la selva oscura.

Si dans la scène du prologue, la forêt représente le monde sauvage du péché et de la bestialité, donc le monde matériel hanté par la chute, la déforestation pourrait être l’allégorie du processus de purification qui pousse Dante à gravir la montagne du Purgatoire. Étrange entreprise, car au sommet de la montagne du Purgatoire, Dante se retrouve en effet de nouveau dans une forêt, qui n’est plus la selva oscura mais la selva antica, l’antique forêt du paradis terrestre. Quelque chose de mystérieux traverse ici le poème. La forêt n’est pas seulement un lieu de départ mais aussi un lieu d’arrivée, d’autant plus qu’une série de correspondances verbales vient rappeler la scène du prologue, ici, au Paradis terrestre. Les interférences entre les deux scènes suggèrent que la selva antica est une version rachetée, ou antérieure à la chute, de la selva oscura. Cette forêt rachetée n’inspire plus la peur, mais l’enchantement. Le processus de purification a rendu le jugement de Dante « libre » et « droit », comme le lui dit Virgile, mais l’adjectif droit, dans ce contexte, est ironique. Il ne veut pas dire rectiligne. Au contraire, Virgile indique à Dante, au sommet de la montagne, qu’il est libre désormais de se promener sans but dans ces bois magnifiques, sans errer ni se tromper. Il s’est affranchi de la diritta via, de la fausse route. De fait, Dante une fois seul se met immédiatement à se promener ici et là dans l’antique forêt :

Vago già di cercar dentro e dintorno
la divine foresta spessa e viva,
ch’a li occhi temperava il novo giorno,

Sanza più aspettar, lasciai la riva,
prendendo la campagna lento lento
su per lo suoi che d’ogni pane auliva.

(Désirant chercher par là et alentour
la divine forêt épaisse et vive
qui tempérait aux yeux le jour naissant,

Sans plus attendre, je laissai la rive,
en prenant la campagne très lentement,
dont le sol embaumait de tous côtés.)

Le mot vago, qui ouvre le chant, signifie désireux, et en ce sens il fait partie du champ lexical de la volonté, mais vagare en italien signifie aussi errer. La volonté de Dante est maintenant libre de se promener, de s’écarter, en un mot de divaguer. La liberté de la volonté, et même sa droiture, prend la forme d’une divagation. En d’autres termes, en arrivant au Paradis, Dante a appris à se repérer dans la forêt. Il est devenu un forestier. Quand il rencontrera Béatrice dans cette même forêt, elle le redira explicitement :

Qui sarai tu poco tempo silvano ;
e sarai meco sanza fine cive
di quella Roma onde Christo è Romano.

(Tu ne seras pas longtemps [forestier ici] ;
avec moi tu seras citoyen sans fin
de cette Rome dont le Christ est romain.)

Pourquoi le paradis terrestre de Dante apparaît-il comme une ancienne forêt ? Ce qui était profane est maintenant devenu sacré, mais cette forêt rachetée n’en reste pas moins une énigme. En quoi se distingue-t-elle de la sombre forêt de la scène du prologue ? En quel sens est-elle « rachetée » ? Quel rapport y a-t-il entre cette rédemption et celle de la volonté humaine ?
Quelle est la différence entre la forêt rachetée et celle qui ne l’est pas? La selva antica de Dante n’est rien d’autre qu’une selva oscura dénaturée. C’est uniquement parce qu’elle est dénaturée que le pèlerin peut errer librement dans l’ancienne forêt, à son gré. Cette selva antica est la selva oscura débarrassée de ses dangers, de sa férocité, en bref, de sa vie sauvage. Là il n’y a plus de lions, plus de léopards, plus de louves. Grâce au processus de purification, cette forêt a cessé d’être une nature sauvage, elle est devenue un parc municipal administré par la cité de Dieu. Dans la vision chrétienne de la rédemption, la terre et la nature entière deviennent un parc, un jardin artificiel.

Les bêtes de la scène du prologue sont certes allégoriques, mais elles gardent aussi un lien littéral avec l’état de nature, car la selva oscura renvoie en dernier lieu à la nature déshumanisée. Selon la doctrine chrétienne, la rédemption de la nature signifie sa complète ré-humanisation, car Dieu a d’abord créé Adam à sa propre image et lui a donné le dessus sur les animaux. Dire que la volonté humaine a été rachetée, c’est dire qu’elle a triomphé de la nature sauvage. Dante deviendra forestier. La maîtrise de la nature est voulue par Dieu, elle est Sa loi, qui s’accomplit à travers l’histoire humaine. Qu’on l’appelle rédemption ou maîtrise, cette loi garantit la fin heureuse de toute la comédie. La comédie devient alors l’« histoire du salut » et sa loi déclare que la vaste liberté sauvage de la nature sera vaincue et que seule la volonté humaine restera libre, selon la loi divine. Le triomphe de la volonté sur sa propre incapacité, sur son ombre, fonde l’allégorie de la Divine Comédie.

Ce qui reste énigmatique dans le schéma dantesque de la rédemption, c’est son besoin de mettre une forêt dénaturée au sommet de la montagne du purgatoire. Étant donné l’humanisme chrétien qui sous-tend le poème, on s’attendrait plutôt à trouver une ville et non une forêt au terme du voyage purificateur. Saint Jean semble plus conséquent que Dante, lorsqu’il a la vision d’une « nouvelle Jérusalem » dessinée selon un plan géométrique à la fin de son Apocalypse. Cette ville, « bâtie en carré », et « dont la longueur, la largeur et la hauteur sont égales », cette ville, « de la mesure de l’homme », semble finalement plus appropriée comme contrepartie allégorique de la selva oscura. Au contraire, à l’autre extrémité de la forêt obscure, nous trouvons une autre forêt, ou la même forêt dénaturée ; Dante peut y errer librement et devenir forestier. Le voyage de Dante ne s’achève pas bien sûr au Paradis terrestre, il continue vers « cette Rome dont le Christ est romain », c’est-à-dire le Paradis même. Il arrive de la selva oscura à la selva antica pour gravir ensuite les sphères célestes et parvenir enfin à la grande rosé céleste du paradis où les âmes élues ont leur siège. Cette rosé céleste se donne comme la métamorphose finale de la forêt qui inspirait une si grande terreur à Dante dans la scène du prologue. De la forêt au jardin et du jardin à la rosé céleste, la terre perd sa gravité. L’image raréfiée de la rosé conduit à la conclusion comique du rêve chrétien de lévitation. Mais ce rêve n’est pas qu’un simple phantasme. La lévitation suppose que la nature ait été non seulement dépassée, mais encore dominée, et que l’état sauvage ait été soumis à la loi. En somme, maîtrisé.

Nous avons commencé par déclarer que les forêts deviennent trompeuses en se faisant allégoriques, car l’allégorie brouille les liens entre les forêts, au sens figuré et au sens propre. La Divine Comédie déploie certes une impressionnante machine allégorique, mais nous, qui approchons d’un nouveau millénaire à la vitesse de la lumière, sommes historiquement en mesure d’aborder le poème avec une certaine distance ; dans cette perspective, le poème se donne comme une allégorie cachée de la volonté – celle qu’a la civilisation de maîtriser la nature et d’aboutir à la domination inconditionnelle de l’homme sur la terre, au nom de la loi divine. Qu’on l’appelle rédemption ou salut, cette volonté est une volonté de puissance. Si la loi est la reconnaissance du pouvoir absolu de la volonté, son ombre est l’incapacité de la volonté de s’en donner les moyens. Cette incapacité est la terreur de Dante dans la selva oscura. Mais Dante doit traverser son ombre pour dominer les ténèbres, car selon la doctrine chrétienne le processus rédempteur suppose la rédemption de la terre entière, et non sa simple transcendance. Ce qui signifie que la nature aussi doit entrer dans la comédie. Si les néoplatoniciens aimaient s’élever au-dessus du monde matériel, ou le dépasser par les seules lumières de l’esprit (la diritta via), le christianisme souligne la nécessité de descendre au centre de gravité de la nature pour la maîtriser par la volonté. C’est pourquoi Dante ne peut gravir simplement la montagne en droite ligne quand il se retrouve perdu dans la selva oscura, car la terre entière doit redevenir l’héritage légitime de l’humanité.

Robert Harrison – Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, pp.129-137.

Illustration : Manuscrit Add MS 19587 folio 2r (1370). Dante Alighieri, Divina Commedia, conservé à la British Library.

13 réflexions sur “Dante Alighieri – La Divine Comédie : L’Enfer, Chant I (la forêt obscure)

  1. Bonjour,

    Il est intéressant de mettre en relation le début du texte avec « l’entrée dans la forêt selon la tradition indienne cf :

    Bénédictions dans le Râmâyana :cf :

    a) La vie de l’homme et la vie dans la forêt :

    La vie de l’homme est comme la vie dans la forêt. Après avoir lutté contre tous les obstacles, l’homme a la vision de Dieu.
    Râvana est également désigné par un autre nom : Dashashikha, ce qui signifie « Dix têtes ». Râma n’arrive pas à décapiter Râvana ; dès qu’il lui coupe une tête, une autre tête repousse.
    Au fond de la forêt, il en est un qui est Râvana en nous : les dix sens de perception et d’action, qui forment notre ego. Ce sont les dix têtes ayant l’ego pour racine.
    Aussi longtemps que nous ne franchirons pas la barrière de l’ego, nous dirons comme Râma : Je ne suis que Râma, le fils de Dasharatha.
    La vie de l’homme est comparable à la traversée de la forêt.

    ref : Râmâyana (10) – 25 Juin 2005 :

    http://www.yogakshemam.net/French/ramayana.html

    Note : Dante Alighieri, la Divine Comédie : chant I : l’enfer :les dix têtes de ravana

    Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m’égarai dans une forêt obscure : ah ! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort.

    cordialement

    daniel sauvenier

  2. Bonsoir Daniel,

    merci d’avoir laissé tes mots sous cet article.

    Je n’ai pas lu le Râmâyana (pas encore), mais j’imagine qu’à l’instar des autres Textes indiens, ce livre doit être empli de révérence, d’amour et de compassion pour la forêt, qui était considérée comme demeure des Dieux (la plupart des écrits anciens comme les Vedas, Purānas, Brāhmanas et Aryanakas ont été rédigés par des sages vivant dans la forêt).

    Dante avec sa forêt obscure nous offre une allégorie du péché chrétien en général. Écrit à une époque très sombre pour la chrétienté, où les forêts étaient le refuge des hérétiques qui refusaient le dogme de Rome ; forêts que l’on défrichait et incendiait violemment à cette époque (de l’expression latine silva forestis, le français a retenu « forêt », en français étymologique, la forêt est un univers extérieur étranger hostile).

    J’imagine que ce sont deux visions différentes de la forêt,
    le livre est commandé, on en reparlera ?

  3. Ping : Index : symboles, mythes, textes divers « Krapo arboricole

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  5. Régis

    Allusion à l’Arbre du Monde dans un autre passage de la Divine Comédie de Dante :

    Dante, Purgatoire Chant 22 ;

    44. Mais tôt rompit le doux discourir, un arbre qu’au milieu du sentier nous trouvâmes, chargé de pommes, à l’odorat suaves et bonnes.

    45. Et comme le sapin, de rameau en rameau, se rétrécit en s’élevant, ainsi cet arbre en descendant, afin, je crois, que dessus nul ne monte.

    46. Du côté où le chemin était fermé, tombait du roc élevé une eau claire, qui se répandait d’en haut sur les feuilles.

    47. Les deux Poètes s’approchèrent de l’arbre, et d’au dedans, à travers le feuillage, une voix cria : « Vous serez privés de ce fruit, en punition de la gourmandise que vous devez expier dans ce cercle. »

    Merci pour tout vos articles passionants !

  6. Ping : Le livre du jour : La divine comédie, troisième cantique, le Paradis par Dante Alighieri – Mattchaos88

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